…Zyara de Simone Bitton..Des mémoires contre l’oubli

Mohammed Bakrim

« Documentaire ? Fiction ? Cinéma ! »

Jean-Louis Comolli

Paris. Début des années 1990. Un stage en matière de réception didactique du discours audiovisuel. Un soir chargé de mélancolie nourrie du mal du pays, je rejoins le club de loisirs de notre résidence pour changer d’air avec peut-être une bonne émission ou un film.

Ce fut alors la chaîne Arte et un documentaire sur Oum Kalsoum ; une entreprise à l’assaut d’un mythe, la quatrième pyramide d’Egypte. Ce fut un moment inoubliable et ce fut ma première rencontre avec le cinéma de Simone Bitton.

D’autres suivront avec toujours le même bonheur : Mahmoud Darwich (1998) ; Ben Barka ou l’équation marocaine (2002). Film que je revois chaque année à la même période, comme un rituel consacré avec toujours la même émotion face à des images inoubliables : les Sœurs de Mehdi, les larmes du dirigeant communiste Abdellah Layachi.

Ou encore Mur (2004) et sa très belle scène finale, tourné comme un cri de colère contre cette forme aberrante d’apartheid…Rachel (2009) un chef-d’œuvre…Et puis aujourd’hui Ziara (2021).

Pour résumer de quoi il s’agit on présente Ziara d’un point de vue institutionnel comme « un documentaire sur les gardiens musulmans des cimetières juifs ». Je trouve cependant que c’est la réalisatrice elle-même qui en trace le mieux l’approche : « Je pense que, lorsque l’on est documentariste, même lorsque l’on cherche le passé ou que l’on raconte le passé, c’est toujours le présent que l’on filme et donc, ce qui est devant ma caméra, c’est le Maroc d’aujourd’hui. Ce sont des gens d’aujourd’hui. C’est le Maroc vide de ses juifs mais où la judaïté plane toujours ».

On est loin du reportage nostalgique sur un fait socio-historique. On est dans un documentaire de cinéma. On est dans le cinéma d’auteur.

Le documentaire est une réécriture du monde à partir d’un point de vue. Les films de Simone Bitton sont ainsi une forme de résistance d’un genre subissant divers formatage.

Je parle d’un documentaire d’auteur mais je peux aussi me référer à la taxonomie établie par le théoricien américain Bill Nichols où il expose les quatre modes de la démarche documentaire :

l’observation, l’exposé, l’interaction, la réflexivité. Je formule l’hypothèse que Ziara pourrait bien s’inscrire dans ce que Nichols propose comme critères pour définir « l’interaction » ; d’autant plus qu’il va enrichir la notion en précisant « interactif – participatif » pour mieux rendre compte de la relation entre le sujet filmant et les sujets filmés.

Les acteurs sociaux impliqués dans le film (à savoir ici les différents gardiens de cimetière ou autres rencontrés et interviewés) entrent dans un échange avec la cinéaste et au-delà avec le sujet regardant.

On aime présenter aussi le film comme « un road movie » ; un film de route. Et en effet, on voyage beaucoup dans le film mais ce n’est pas dans le style Road one Usa (Robert Kramer, 1989) : on ne suit pas une route qui dicte finalement son scénario au film.

Ici, il y a bien des routes mais ce sont des routes et des lieux à (re) découvrir. On ne suit pas une route toute tracée, c’est le mouvement d’une quête. On s’arrête, on demande son chemin, on tourne à gauche, à droite ; on va vers les quatre points cardinaux.

Le film dessine non pas un chemin mais un cheminement dans les méandres d’une mémoire refoulée, marquée par l’histoire sinon blessée par elle. Comme dirait Paul Ricœur.

Ziara est riche d’images fortes ; j’en choisis rapidement deux qui me semblent inscrire éloquemment le film dans un projet cinématographique cohérent.

  Le plan d’ouverture où l’on voit un cimetière juif dominé en profondeur de champ par un minaret ; plan accompagné en off d’un échange sur l’autorisation de tournage.

Tout le projet de Ziara va consister à trouver une issue dans un contexte précis auquel renvoient ces deux pouvoirs présents dans le plan (l’iconique et le verbal): le pouvoir symbolique du sacré et le pouvoir institutionnel de l’administration (gardienne cette fois des images).

Et puis la scène finale qui a pour décor une ancienne synagogue devenue pour un temps une salle de cinéma. C’est une séquence d’une grande charge métonymique.

On y pénètre par effraction (un plan rapproché sur un cadenas que l’on fracasse ouvre la séquence). On tombe sur un monde d’obscurité en ruine ; ni la synagogue, ni la salle de cinéma ne sont plus là.

Une magnifique mise en abyme du voyage dans la mémoire plurielle du pays et que raconte le film. Une mémoire mutilée, enfermée dans la nuit du souvenir.

Simone Bitton filme ces ruines, ces traces, ces bribes contre l’oubli. Car la trace et l’oubli sont réunis dans un univers fait de destruction, d’effacement et d’évitement.

Les Américains ont forgé cette boutade révélatrice : la fiction est l’œuvre du cinéaste ; le documentaire est l’œuvre de Dieu.

Le film de Simone Bitton est justement truffé de « cadeaux divins ». D’abord la jeune écolière Myriam, fille de gardiens de cimentière juif, pétillante de vie et d’espoir qui raconte une scène de sa scolarité…et puis cette scène d’anthologie dans ce musée installé dans un village du haut atlas et où le conservateur restitue avec fidélité les indices d’un passé inter communautaire riche, mais disparu et qui a délibérément ajouté une valise pour dit-il résumer tout le sens de cette perdition.

La force du film est d’avoir réussi à instaurer un climat d’empathie avec les intervenants ; parvenant ainsi à déjouer les pressions sociales qui travaillent souterrainement la mémoire collective au moment où celle-ci est l’objet d’idéologisation et de manipulation.

 On finit par aimer ces femmes, ces hommes, sortis de l’anonymat du Maroc profond. Oui, il y a de la mise en scène, mais elle n’est jamais trahison.

Elle laisse la place au silence, à l’ambiguïté… au regard du spectateur pour recevoir les images à son rythme ; comme avec ce beau plan où l’on voit à droite un cimetière et à gauche une plaque de nom de rue portant celui de Feu Mohammed V : un hommage discret à celui qui avait dit non aux tentatives de s’en prendre à « ses sujets juifs ».

Le film transcende ainsi la catégorisation institutionnelle (fiction versus documentaire) pour faire place au cinéma.

Lire les images du film par d’autres images, celles évoquées, exhibées par les protagonistes ou celles de nos souvenirs.  Déchiffrer ainsi dans le visible, la présence d’une absence !

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