…Haut et fort de Nabil Ayouch : Etre audible pour devenir visible

Mohammed Bakrim

« Essaie de devenir ce que tu veux plutôt que ce qu’ils veulent que tu sois. »

Bob Marley

Comme productions de l’imaginaire, les films dessinent une cartographie qui instaure des lieux emblématiques d’une démarche. Il en est ainsi du cinéma de Ayouch. Quoi que éclectique en termes dramatiques, un lieu finit par émerger de sa filmographie et dire son credo politico-esthétique : Sidi Moumen, la banlieue populaire de Casablanca. Sidi Moumen, ses enfants et ses étoiles inspirent le meilleur de sa filmographie. Avec Haut et fort (Maroc-France, 2021, 101 mn) il boucle ainsi ce que l’on pourrait bien appeler la trilogie de Sidi Moumen avec Ali Zaoua (2001) et Chevaux de Dieu (2012).

Les enfants de Ali Zaoua, on imagine bien qu’ils sont issus de Sidi Moumen (il reste en hors champ) car Sidi Moumen n’est pas seulement un lieu, un simple repère sur une carte, il est surtout l’emblème d’une fracture sociale, le titre générique d’une marginalité née de la violence des rapports sociaux.

Au cœur donc de cette trilogie, il y a le programme narratif dessiné en ouverture du film Ali Zaoua, ce rêve d’un voyage vers une île. Tous les personnages des deux autres films sont animés d’un rêve, leurs actions portées par une utopie. Les jeunes fanatiques Des chevaux de Dieu rêvent de paradis ; ceux de Haut et fort instaurent un horizon nourri d’une musique qui les inscrit dans une universalité transcendant les murs érigés par une société fragmentée.

Et plus largement au sein de cette riche filmographie, on retrouve l’ambition de l’enfant des Pierres bleues du désert (court métrage, 1992), la volonté de Lola d’épouser une nouvelle culture (Tout ce que Lola veut, 2007) ; les rêves des jeunes femmes de Much loved (2015) et les projets de l’instituteur de Razzia (2017)…

Cette quête d’un ailleurs autre, utopique, est ancrée dans un réel multi-référentiel et qui donne des arguments dramatiques au développement du récit. En filmant cet ailleurs social, Nabil Ayouch l’inscrit dans une nouvelle représentation travaillée par le cinéma avec tout ce que cela suppose comme imaginaire iconique, comme référence à des genres et à des styles.

Le parcours du personnage principal de son film Haut et fort, décline une figure métonymique du parcours du cinéaste lui-même. Comme Anas, Ayouch arrive lui aussi du centre pour aller à la périphérie.

En termes de catégorisation Haut et fort apparaît inclassable ; il (dé)joue les frontières institutionnelles entre fiction complètement imaginée et documentaire pur ; il est inclassable en somme.

Certes l’histoire est écrite, mise en scène agencée selon les besoins du spectacle cinématographique mais elle est portée par des personnages réels, les protagonistes étant dans leur propre rôle dans la vie. Des jeunes d’une banlieue triste cherchant leur voie (x) dans un espace géographique socialement hiérarchisé. Le film reste in fine un film de cinéma.

L’ouverture de Haut et fort récupère dans ce sens le schéma canonique d’un récit de prime abord classique avec un héros qui arrive quelque part. Un schéma que l’on peut résumer ainsi : l’arrivée du héros donne le signal du départ du récit ; l’arrivée du récit (sa clôture) coïncide avec le départ du héros.

Les premiers plans relèvent du champ de l’exposition et instaurent le personnage principal. On découvre d’emblée en plan serré, Anas, en voiture qui traverse une partie de la ville. Des signes indicatifs permettent de comprendre : Casablanca.

La bande son ajoute à l’identification du personnage avec de la musique rap. On est dans la culture de l’urbanité. La ville que l’on voit renvoie à une certaine uniformisation mais le mouvement de la voiture et les panoramiques qui suivront nous font découvrir une ville fragmentée traversée de distinctions sociales.

Cela va être confirmé par le geste de quitter la voie rapide (l’autoroute) ; la voiture prend un échangeur qui mène vers Sidi Moumen. L’accentuation de la fragmentation de l’espace va passer à travers la multiplication de signes ostentatoires de différenciations (objets, habitations, marchands ambulants).

Le malaise du personnage transparaît davantage quand il traverse un barrage de police : il vient de franchir une frontière symbolique qui le transpose dans un milieu qu’il ne connaît pas. L’étrangeté qui va constituer sa consistance dramatique s’instaure quand il s’arrête pour demander son chemin.

« Comment sortir de là » se pose-t-il comme programma minimum. L’enjeu du film s’installe sous le signe de la confrontation : un sujet face à un milieu hostile. Plus tard cela se confirmera quand le marchand qui lui sert un sandwich lui dit tout de go : « tu n’es pas d’ici » !

Alors qu’il se croyait perdu, il découvre enfin son lieu destination : un centre culturel où il est venu enseigner la musique. Quittant sa voiture, il enfile une veste qui est en soi un message, c’est un uniforme militaire (la veste des paras) : il est ici en mission.

D’autres signes viendront enrichir cette image militaire et qui font d’Anas une sorte de membre des forces spéciales dotés des moyens de survie en milieu hostile.

Il vivra quasiment dans sa voiture. Il agira seul ; « vos règles ne sont pas les miennes » dit-il à la directrice du centre qui, en lui refusant les clés de la salle des cours, accentue son exil. Son regard se promène dans le quartier et découvre ce qui sera l’écosystème de toute une jeunesse. Il ne cherche pas à s’intégrer ; il ne répond pas à l’appel du muezzin à leur de la prière. Sa seule consolation, une cigarette de temps, une chienne noire qui l’a adopté…et surtout ses élèves.

Avec eux, il met en place non pas une technique mais un projet. Il adopte une démarche qui consiste à développer leur capital culturel.

Leur faire comprendre que le rap n’est pas un gadget pour s’amuser. Une forme d’expression identitaire (dans une scène tendue, il rappelle les origines américaines du Hip Hop) visant à produire par les opprimés eux-mêmes d’un discours sur l’oppression qu’ils subissent.

Et sur leurs attentes et leurs rêves.  Il favorisera une approche horizontale qui privilégie l’échange sur tous les sujets. On aborde ainsi, entre autres, le fanatisme et la violence terroriste qui ont marqué l’histoire du quartier.

La vertu d’en parler est plus que pédagogique, pour dire notamment que dans tout espace de cohabitation (le quartier, la cité, la nation…) la violence est d’emblée négociée.

Les jeunes font des hypothèses, tentent des explications. Ils n’étaient pas encore là au moment de ce triste 16 mai. Anas les encourage à parler encore et encore.

Moment pour ma part où je reviens à la réflexion de Marie-José Mondzain quand elle s’interroge : « faut-il supprimer la violence ? Est-ce même possible ? ». L’issue est plutôt d’envisager sa transformation au sein de la communauté.

La scène du concert final perturbée violemment par les fanatiques en offre une épreuve grandeur nature.

En ouverture du film, Anas arrive comme un prophète d’utopie, éclaireur fraternel et humaniste. Très vite il sera perçu comme perturbateur, ce qui est conforme à son statut d’artiste ; c’est-à-dire quelqu’un qui a offert une fiction qui s’est révélée nécessaire pour penser et surtout inventer un avenir.

A la fin, il repart seul comme un héros de western. Il se retrouve seul, dehors face à un monde qu’il a voulu changer. Déçu ? Vaincu ? Le sourire du départ contraste avec la mine serrée de l’arrivée.

Un sourire indiquant que quelque chose a changé en lui. Une métamorphose a eu lieu au contact de cette énergie qu’il a enclenchée/accompagnée. Son exil intérieur a pris fin triomphant de son exil géographique.

Sa « mission » n’a pas eu l’issue qu’il souhaitait qui aurait comblé ses attentes inconscientes. Cependant ce sourire adressé à l’horizon dit que quelque chose est accomplie dont le souvenir (le rétroviseur) accompagnera désormais sa solitude.

Le rap nous rend-il meilleur ?  Le film de Ayouch ne donne pas de réponse ; la question reste en suspens. Le film se termine sur une scène qui renvoie la balle aux concernés.

Le Rap est là ; à eux d’en faire ce qui sied à leur contexte. Les jeunes rejoignent le toit quittant tout espace fermé/institué, isolés comme des naufragés sur une île, pour crier « haut et fort » la prise en main/chant de leur destin.

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