Histoire du cinéma au Maroc : Itto (1934) premier film amazigh

  •   Mohammed Bakrim //

 

« il n’est interdit à personne, en acceptant toutefois les risques, de questionner le passé pour se figurer l’image d’un avenir possible ».
A. Laroui (Histoire du Maghreb, p.13)

Pour mieux appréhender le devenir socio-culurel du cinéma marocain et comprendre un petit peu les rapports souvent ambigus que le cinéma et société entretiennent, osons au préalable un parrallèle entre l’expérience marocaine en la matière et l’expérience japonaise. D’un soleil l’autre : du solei levant au soleil couchant. Je précise que la démarche n’est pas tout à fait arbitraire puisque un point commun relie les deux pays quant à leur rapport au cinéma ; il s’agit de l’opérateur célèbre des frères Lumière, Gabriel Veyre. Avant de venir au Maroc et devenir pratiquement marocain (il est enterré à Casablanca), le lyonnais a séjourné longtemps au Japon où on parle de lui comme du « premier cinéaste japonais » !

D’ailleurs pour lui rendre hommage, le grand cinéaste nippon, Kiju Yoshida (1933-2022), un des maîtres de la nouvelle vague japonaise, lui a consacré un documentaire : Rêve de cinéma, rêve de Tokyo. Film réalisé en 1995 à l’occasion du centenaire du cinéma à partir de lettres et notes du voyage de Gabriel Veyre au Japon pendant l’ère Meiji. Un geste qui devrait inspirer un documentariste marocain…même si la suite de l’histoire ne sera pas la même entre les deux pays. Et pour cause.

Comparons ! Le point de départ était le même. On sait que vers le milieu du 19ème siècle, au moment de grandes manœuvres impérialistes, un Sultan éclairé, My Hassan, avait envoyé des jeunes étudier les sciences et métiers susceptibles d’accompagner sa volonté de moderniser et de prémunir le pays contre les visées colonialistes (la défaite d’Isly avait fini par dévoiler les limites d’un système archaïque) en même temps au Japon cela correspondait à l’ère Meiji, avec pratiquement les mêmes objectifs et les mêmes ambitions…

Sauf que, hélas pour le Maroc, les jeunes formés en Europe, une fois rentrés chez eux non pas eu le même accueil que leurs camarades japonais. Là-bas, ils ont été le fer de lance de la modernisation du pays ( à partir de 1867) ; ici, ils ont été refoulés dans des coins perdus, accrochant leur diplôme dans les bijouteries de leurs riches parents, dans les Kissariats de Fès et autres villes impériales. Pire encore, dans d’autres cas, ils étaient tout simplement bannis, transformés en parias par le courant conservateur qui pèse de tout son poids sur la société malgré les vélléités réformistes de ce Grand Sultan que fut Hassan 1er. Du coup, quand le cinéma est arrivé quasiment en même temps au Japon et au Maroc (vers 1896/1897), il n’a pas eu le même destin, ni le même essor. Avec les conséquences que confirment la réalité d’aujourd’hui. Notre cinéma peine encore à asseoir sa légitimité artistique indéniable sur une assise sociale solide.

Les Japonais s’emparèrent d’emblée de cette forme d’expression et l’articulèrent très vite à des formes artistiques traditionnelles (le théâtre). Au Maroc, le pays ayant succombé aux manœuvres impérialsites et devint un protectorat, le cinéma sera essentiellement une affaire de Français. Sous l’effet de la politique menée par un homme, Lyautey, qui encouragea l’intallation de producteurs français, et la construction des premières salles. Pendant ce temps-là, le cinématographe va évoluer. On passe des simples « vues » à des films.

Des cinéastes vont venir s’intéresser, d’abord,au paysage marocain, puis à ses mythes et ses mystères. Et pour longtemps, l’histoire du cinéma au Maroc, se définira comme l’histoire des tournages internationaux qu’il va accueillir et abriter. Une date importante dans ce sens : 1919 avec le tournage du premier long métrage au Maroc, Mektoub de Joseph Pinchon et Daniel Quintin sur un scénario d’Edmond Doutté (le célèbre orientaliste et islamologue berbérisant). Tourné à Casablanaca, Tanger et surtout Marrakech. C’est une date charnière non seulement parce que c’est le premier film de long métrage tourné au Maroc mais Mektoub va ouvrir la voie à ce qui deviendra un genre cinématographique, le film colonial.

Nous sommes en présence d’un véritable corpus, constituant un objet d’étude par excellence. D’abord par sa consistance. De 1919 à 1957 on peut compter plus de 50 longs métrages inscrits dans cette optique. Sans compter des centaines de reportages. Il y a, en outre, tout un cinéma colonial espagnol dans le nord et dans le sud du Maroc qui n’est pas comptabilisé ici.

C’est en outre, un cinéma qui a ses cinéastes emblématiques, un genre cinématographique qui a produit des titres mythiques. Je pense en particulier à Itto de Marie Epstein et Jean-Benoît Lévy (1934) dont je formule l’hypothèse qu’il s’agit du premier film amazigh. Il est présenté dans les annales de l’époque comme « un film franco-berbère » (sic !). Il est produit par Jean-Benoit Lévy (1888-1959), cinéaste prolifique notamment de courts métrages à visée didactique. Il coréalise Itto avec Marie Epstein (1899-1995), actrice, scénariste, réalisatrice, d’origine polonaise, sœur du célèbre cinéaste-poète Jean Epstein. Le film d’une durée de 125 minutes est l’adaptation de notes prises par un médecin français engagé avec les troupes coloniales dans ce qu’elles appellent « la pacification » notamment dans le sud. Le film s’inscrit dans ce contexte en précisant dès le générique que « la pacification est maintenant heureusement terminée ». Le récit reprend l’argument du médecin humaniste qui soigne des tribus indgènes déchirées par des guerres fratricides. Mais le personnage central est une femme berbère, Itto, interprétée par une grande dame du théâtre, de l’opéra, du cinéma et de la vie mondaine, Simone Berriau (1896-1984). Dans le film, elle incarne la fille d’un chef berbère rebelle ; elle tombe amoureuse du fils du chef d’une autre tribu concurrente et qui est entrée en alliance avec les Français.

Le générique nous donne des informations intéressantes et révélatrices sur le dispositif et sur les représentations. On apprend ainsi d’emblée que le film a été entièrement tourné avec « les chleuhs » ; l’affiche du film avance même le chiffre de 10 000 chleuhs ! Le film a été tourné en grande partie dans le Haut-Atlas oriental, dans le fief du célébrissime Caïd Thami El Glaoui notamment entre Tlouat qui passe pour le siège du pouvoir des Glaoui et Talouine. Un membre de la famille Glaoui figure au générique comme « conseiller indigène ». le film avait les moyens d’uneune grosse production ayant bénéficié certainement de l’aide multi-forme du Caïd Glaoui connu pour ses affinités avec les milieux politiques et artistiques internationaux. La légende rapporte même qu’il était l’amant de la star du film , Simone Berriau. Ceci expliquant cela !

Au générique, on donne bien une place de choix aux interprètes locaux avec cependant une présentation qui privilégie le rôle au détriment du nom de l’interprète : pour les comédiens français on donne le nom complet de l’interprète et en face le rôle ; pour les indigènes c’est le rôle en premier (Hammoun chef de guerre et père d’Itto) puis le nom de l’interprète réduit au minimum (Moulay Ibrahim). Une identitée tronquée à l’image de celle de tout le pays
La mise en scène cependant est moins schématisante, même si elle reste nourrie de présupposés culturels. La séquence d’ouverture confronte ainsi deux images. D’abord celle du bled, quasi désertique, splendide espace avec comme symbole de grandes Kasbahs mais présenté comme figé, hors du temps. Suivent, en un montage cut, les images d’une ville eurepéenne, rues animées, restaurant bondés…comme pour annoncer l’action « civilisatrice » en cours dont le médecin sera l’emblème. Une bipolarité où l’autre (en l’oocurrence nous) est réduit à l’étrangeté absolue : le décor, les êtres huminains sont filmés sous leur asepct le plus étrange, le plus pittoresque (voir l’image d’Itto sur l’affiche du film).

De cette étrangeté se dégage des signes de reconniassance culturelle comme le recours à la langue amazighe, omniprésente, dans l’un des traitements cinématographiques les plus authentiques. Le berbère est réduit certes à des clichés mais sans le caricaturer. Le film se distingue par un regard chargé d’empathie. Un critique de l’époque écrira que « Itto est un baiser à la terre marocaine ». A la culture amazighe, ajouterions-nous.


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