…?Qu’est ce qui fait un grand cinéma

Mohammed Bakrim

Un cinéaste ne crée pas ex-nihilo. Les cinéastes iraniens sont les enfants de l’héritage perse en matière de poésie, de récit, de tapis et de miniature…

 « La grande littérature naît toujours des fractures, des blessures, des déséquilibres et des incertitudes » écrit Amin Maalouf dans sa préface au roman La bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak. La romancière turque baigne en effet dans un pays de grande littérature du fait même de sa propre histoire…tourmentée. Maalouf précise encore qu’elle (cette grande littérature) naît de l’illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à- faux et du malentendu. De la rupture en quelque sorte. De quelque traumatisme, individuel et/ou collectif. Cela a donné de grands romanciers, de grands écrivains de Yecher Kamal, Nazim Kikmet à Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature en 2006). La Turquie est aussi le pays d’un grand cinéma. Un cinéma populaire chez lui et un cinéma d’auteur reconnu et récompensé sur le plan international. Peut-on transposer le paradigme installé par Maalouf pour expliquer aussi la force et la grandeur du cinéma turc ? A savoir qu’un grand cinéma reste tributaire d’une histoire mouvementée. Le cinéma turc a décroché en moins de trente ans deux fois la Palme d’or, référence incontournable de la cinématographie internationale : en 1982 avec Yol (la permission) de Yalmaz Guney et Serif Guren. La légende qui accompagne ce film verse de l’eau dans le moulin de la thèse de Maalouf : Guney, cinéaste kurde, était en prison et n’a pu assurer la fin du tournage du film que grâce à une permission exceptionnelle. L’autre palme d’or a été attribuée en 2014 à Winter sleep de Nuri Bigle Ceylan, un habitué des prix à la croisette.

L’histoire contemporaine est riche en modèles littéraires et cinématographiques qui sont nés dans le sillage de grands événements politiques et sociaux. Le cinéma dit soviétique des années 1920 en est une des manifestations illustres. La mère, roman de Gorki, écrit dans le sillage des révoltes sociales a inspiré un grand film éponyme de Poudovkine. La révolution d’Octobre a inspiré Eisenstein. Le célèbre critique de cinéma, Léon Moussinac écrit dans ce sens : « Les “types” de Poudovkine sont simples et complets parce qu’ils figurent non pas un “moment” de l’humanité mais la nature même de l’humanité, dans ce qu’elle a d’éternel et de fatal. Ces types sont aussi inoubliables parce qu’ils sont intimement et puissamment liés au thème général abordant les grands faits sociaux auxquels les hommes, avec ou contre leur gré, participent sans cesse ». Destin du cinéma, destin d’un pays ?

Les années 1930 de l’histoire des USA ont nourri les grands thèmes chers à Hollywood. Les raisins de la colère fut / est un grand roman et un grand film. Mais c’est tout le cinéma de l’Amérique qui reste articulé à l’histoire américaine. Le film fondateur porte un titre significatif : Naissance d’une nation de W. Griffith.

Dans notre sous-région. L’Algérie a eu sa Palme d’or en 1975 pour un chef-d’œuvre inégalé de cette jeune cinématographie, Chroniques des années de braise de Mohamed Lakhdar Hamina. L’Algérie indépendante a beaucoup investi dans un cinéma de mémoire avec des films inscrits dans le sillage du récit de la guerre de libération nationale. Mais le film de Hamina s’est distingué non pas en scénarisant l’action elle-même du soulèvement, mais il est allé chercher les sources de cette révolte dans les souffrances, la misère et les humiliations qui ont précédé le 1er novembre 1954. Il a donné ainsi au cinéma algérien son grand film. L’Egypte pays proche de la Turquie a eu également son grand cinéma concomitant à une grande littérature. Le pays du prix Nobel attribué à Naguib Mahfouz a eu son heure de gloire à Cannes avec le Prix du cinquantenaire attribué à Chahine. Une distinction qui vient conforter un grand cinéma avec ses films cultes La Terre, La Momie.

L’Iran offre un cas de figure encore plus édifiant ; il me permet d’énoncer une proposition à partir de la synthèse des exemples cités : un grand cinéma naît dans un environnement marqué historiquement (thèse de Maalouf) ou dit autrement les grandes nations de cinéma sont les nations qui ont des choses à raconter au monde. Mais c’est aussi un cinéma nourri de l’apport de grandes traditions narratives, dramatiques et picturales (de grands romanciers, de grands dramaturges, de grands peintres). Un cinéaste ne crée pas ex-nihilo. Les cinéastes iraniens sont les enfants de l’héritage perse en matière de poésie, de récit, de tapis et de miniature. Les grands films africains sont ceux qui ont d’abord puisé dans la tradition du conte africain (Ceddo, Yeelen, Tilaï)…Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui le cinéma africain a disparu : il a changé d’angle, filmant souvent à partir de Paris (le point de vue, non le lieu).

Et le Maroc ? Notre cinéma n’a pas encore son grand film. Certes, des films ont réussi à instaurer « une qualité » marocaine portée notamment par un ancrage social dans sa double version comédie et mélodrame, forgeant une légitimité populaire et souvent artistique. Cependant, on manque de film constitutif du récit national. Il y a bien eu toute une tendance de cinéma de la mémoire autour notamment des années de plomb. Sans grande réussite. D’où un retour à l’interrogation initiale : des événements fondateurs qui n’ont pas donné de grands romans peuvent-ils donner de grands films ?

Feu Yasser Arafat aimait dire suite au terrible siège subi par la résistance palestinienne en 1982 : « J’attends toujours le roman de Beyrouth ! ». Il est parti avec cette amertume.


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