Objectif pédagogique et enjeu citoyen :L’apprentissage du regard
« La meilleure école de cinéma est le cinéma lui-même»
- Mohammed Bakrim//
Le constat n’est pas insolite et il ne s’agit pas de la découverte d’un sixième continent mais bel et bien d’une triste réalité : la crise de la cinéphilie. Une des criantes illustrations de ce constat, en est ce que révèlent les chiffres officiels : une comédie populaire, sans grande ambition artistique, draine cent fois plus de public dans les salles de cinéma qu’un film « d’auteur » primé au festival national du film (140 000 entrées versus 1200 entrées). Du coup des interrogations s’imposent résumées par le coup de gueule d’un critique de cinéma (Said El Mazouari) et d’un cinéaste (Abdeslam Kelaï) qui ont appelé à travers le lancement d’une pétition citoyenne à sortir de cet état de chose en impliquant le ministère de l’éducation nationale à travers un programme d’initiation des jeunes à la culture des images. Former le public futur du cinéma à plus de discernement, à plus de lucidité : former un regard. L’apprentissage du regard, c’est éduquer à l’altérité, reconnaître la différence qui passe par la variété des genres, des approches. Sans discrimination ni exclusion…La cinéphile ne se construit pas contre le désir d’autrui ; en somme vivre son plaisir avec un Ferkouss, Said Nacir…et savoir apprécier un Lasri, Bensaïdi ou Belabbès…le spectateur du samedi soir cohabitant avec le cinéphile exigeant. Etre un spectateur « émancipé » : un spectateur qui arrive devant un film, devant une image, sans préjugés, sans parti pris, prêt à s’étonner. Sauvegarder le droit au plaisir ; le droit à l’ennui…
Oui, le public est une construction. Certes, l’état actuel de notre environnement cinématographique (parc de salles réduit, absence de marché intérieur, réseau de salles parallèles restreint…) devrait nous amener à nuancer nos jugements, il n’empêche que le peu de public qui fréquente le peu de salles encore en exercice y arrive avec un regard formaté par le flux visuel. L’école du regard aujourd’hui c’est Youtube et les Marocains en consomment beaucoup. L’offre est hyper abondante : le cap du milliard de vidéos a été atteint sur Youtube en 2017 ; en 2019 cinq cents heures de vidéo sont postées par minute. Chaque jour, les utilisateurs de la plateforme passent plus d’un milliard d’heures à les regarder et le nombre d’heures de visionnage mensuel augmente de 50% chaque année ! Quelle salle de cinéma pourrait entrer en compétition avec ce tsunami ?
J’ai soutenu l’initiative de mes amis Saïd et Abdeslam car, comme eux, je crois aux vertus de la pédagogie…bien au-delà des structures officielles, préconiser un travail de longue haleine. Il me semble opportun dans ce sens d’ouvrir cette éducation à l’image à l’analyse du discours médiatique ou hypermédiatique tout en étant théoriquement vigilant sur l’écueil de confondre cinéma et média. Il y a du « media » dans le cinéma, mais le cinéma va bien au-delà ; il est ne l’oublions pas le septième art. Une initiation aux médis est une étape dans l’éducation aux images ; une initiation au langage cinématographique peut ouvrir sur de larges horizons englobant d’autres formes d’expression artistique (la peinture et la musique notamment).
La problématique de la réception du discours médiatique n’est pas un luxe théorique ou un exercice académique destiné à une élite universitaire ou professionnelle. Elle est, bien au contraire, au centre du dispositif démocratique ; elle est un des fondements de la citoyenneté moderne. Si l’accès à la lecture et à l’écriture pour tous a constitué une revendication dont la satisfaction a permis de faire progresser la participation citoyenne aux affaires de la cité par le biais du jeu de la démocratie représentative, il est indéniable aujourd’hui qu’une éducation aux médias est la réponse adéquate à la nouvelle configuration du pouvoir, au sens large, marquée par les systèmes de médiation du discours. La démocratie n’est plus un enjeu politique, elle est de plus en plus un enjeu médiatique avec l’omniprésence des réseaux sociaux. Comment assurer une égalité des citoyens devant la complexification des formes de circulation du discours social ? Comment leur assurer les moyens de se prémunir contre les formes déguisées et apparentes de manipulation ? Comment les aider à organiser la réception du flux de mots, d’images, de signes qu’ils reçoivent à domicile pour forger leur identité de citoyen ?
Nous formulons, face à cette problématique d’envergure, le postulat didactique : il faut imaginer, comme une exigence citoyenne incontournable, une stratégie globale d’éducation aux médias ; mettre en place et à différents niveaux des parcours d’initiation à l’analyse du discours et du fonctionnement médiatique. L’homme est un éternel apprenant. Pour ses principales activités de base, nous retrouvons à l’origine un processus d’apprentissage : marcher, parler, se nourrir même… Tout est venu suivant un parcours initiatique. Regarder aussi peut être l’occasion d’un apprentissage. Surtout aujourd’hui où l’intelligence du monde passe par des variantes multiples de médiation, notamment iconique. Au XVIIIème siècle, pour signifier que l’on a compris son interlocuteur, on disait “j’entends”, aujourd’hui on dit “je vois”.
Nous réitérons notre soutien à cette pétition car nous sommes convaincus de la nécessité de former les citoyens, de les initier à cette nouvelle langue, devenue un langage universel.
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