Mica d’Ismaël Ferroukhi .. Partage de territoires

Mohammed Bakrim

« On ne s’ennuie jamais quand on tourne avec des enfants. Leur sensibilité, leur pudeur vous interdit d’en abuser pour les besoins d’un tournage ».

François Truffaut

Mica, le nouveau film d’Ismaël Ferroukhi s’inscrit dans une continuité qui marque une certaine cohérence dans la démarche du cinéaste à travers notamment le regard qu’il porte sur des questions de société où nous retrouvons, une constante, celle de l’innocence face aux tumultes du monde. Cela passe par le recours à une figure cinématographique éloquente, celle de l’enfance. Celle-ci, depuis le très beau L’exposé (court métrage 1993) est abordée d’une manière récurrente et confirmée avec Mica fonctionnant comme un élément révélateur et symbolique.

D’emblée, on peut formuler l’hypothèse que l’enjeu du film est la construction d’un double regard ; sur le monde à travers le regard de l’enfant ; et sur l’enfance à travers le regard du metteur en scène. Si l’enfant, en tant que sujet, continue globalement à faire partie de l’invisible de notre champ cinématographique, l’aborder frontalement pose une série de questions relevant de l’éthique et de l’esthétique. Je dirai alors, dans ce sens, que le regard de Ferroukhi est empreint d’empathie. Il est là avec sa caméra comme un grand frère (Truffaut des 400 coups !). En suivant Mica dans sa traversée des frontières sociales, de la banlieue pauvre de Meknès à   un club huppé de Casablanca, il élabore un univers autour de lui, pour révéler petit à petit son imaginaire ; ce faisant, il nous fait accompagner son apprentissage –brutal- violent- du monde. Comment alors est construit ce regard ?

La séquence d’ouverture de Mica décline le programme narratif du film en deux phases. La première scène, en effet, peut se lire comme une mise en abyme du récit qui va suivre : on découvre un enfant qui court dans un milieu (un paysage de campagne, une forêt) auquel il semble vouloir s’échapper. Cette impression est confirmée par la succession des plans où on le voit escalader une colline…La scène se clôt par son arrivée au sommet et signalant par un geste, sa victoire et son triomphe ; après l’effort (la lutte), la récompense enfin ! Nous sommes en présence d’une métaphore du chemin qu’il est appelé à parcourir

La deuxième phase de cette éloquente séquence d’ouverture, nous permet de découvrir le même enfant déambulant au sein d’un marché populaire où il est vendeur de sacs de plastique. D’où le surnom Mica qui donnera son titre au familier. Il est familier des lieux, il connaît des gens (certains marchands par exemple) ; c’est son espace vital. Mais très vite cet espace va se révéler un lieu où se jouent des rapports de forces qui sont des rapports de pouvoir : une bande rivale vient chasser violemment Mica de son espace. Le programme est ainsi décliné : la vie c’est aussi un partage de territoires ; une lutte pour le garder ou pour se le réapproprier. Le destin de Mica est de dessiner le sien. Toute la suite du film s’attellera à confirmer ou infirmer les hypothèses avancées par cette ouverture.

L’élément déclencheur qui va relancer le récit arrive avec la maladie du père qui contraint Mica à quitter son environnement d’origine pour accompagner Lhaj, un ami de la famille (excellent Azelarab Kaghat) vers Casablanca où il pourra travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Du coup le film récupère pour l’actualiser, un paradigme fondateur de l’imaginaire cinématographique marocain, la dichotomie Centre (Casablanca) versus périphérie (la campagne). Un clivage de l’espace qui annonce un sujet clivé. Pour Mica, le parcours initiatique né de cette rupture sera appuyé par la mort du père, et prend une autre dimension avec l’arrivée dans la grande ville. Là aussi, il s’agira d’un partage de territoires ; géré par une autre forme de violence. La quête de Mica le mène en effet à la découverte d’un autre milieu, un club de Tennis où Lhaj est chargé de logistique. Un club huppé fréquenté par la nouvelle bourgeoisie urbaine et où les rôles et les places sont assignés en fonction de l’échelle sociale. Lhaj, chargé, du fait de sa fonction, de sauvegarder un ordre hiérarchique, n’a pas manqué d’ailleurs de lui signifier les frontières à ne pas dépasser. Les barrières, les grilles, les murs, comme le traçage du terrain sont là pour lui rappeler sa place. La lutte pour une place autre est une variante de la lutte des classes. Un symbole révélateur : Mica va briser par inadvertance la vitre qui le sépare de l’autre monde. Occasion pour le film de développer une autre métaphore : le terrain de tennis va évoluer comme un champ symbolique où « les conflits » se déroulent en fonction d’un certain nombre de règles. Le terrain de sport comme prolongement de l’espace public où l’application des règles permet l’émergence d’une nouvelle configuration des rapports sociaux. Mais les règles seules ne suffisent pas. Comme, il ne suffit pas d’être doué. Mica en fera la douloureuse expérience au prix d’une certaine humiliation qui le mènera à une forme de refus et de choix radical (il cherchera à emprunter la voie clandestine de l’immigration). Pour cette entrée dans l’univers des adultes, il faut des repères. Deux personnages vont agir comme adjuvants dans cette quête. Un homme et une femme. Lhaj va fonctionner comme le substitut symbolique du père disparu. Il a en charge la dimension morale de cette initiation. Dans son rapport avec Mica, deux scènes cependant sont problématiques. Celle où Lhaj l’emmène à la plage pour une baignade à la mer. Lui qui vient de la campagne, il se jette à l’eau…et affronte les vagues successives au point de s’en trouver complétement nu. Tout un programme ! L’autre scène est également en rapport avec l’eau puisque Lhaj l’accompagne cette fois au bain maure. Le fameux Hammam qui avec la nuit de noces et la fête de circoncision ont longtemps constitué des figures imposées à tout un cinéma maghrébin portée par une esthétique répondant au désir d’exotisme de l’autre. Le rapport du corps à l’eau ouvre sur une multitude d’interrogations et sur un vaste champ de lecture…

L’autre figure tutélaire est une entraineur de tennis exerçant dans le club.  Mica qui de temps en temps s’exerçait sur un terrain sera remarqué et quasiment adopté par Sophia (Sabrina Ouazzani), une ex-championne de tennis rentrée au pays. Un retour quasi forcée ; une blessure l’empêchant de continuer son ascension sportive. On revient de l’immigration estropié, amputé de quelque chose. Son retour au pays s’accompagne d’une nouvelle conscience ; elle s’investit avec Mica. Le soutien qu’elle lui apporte lui permettra d’échapper à l’assignation qui lui a été imposée par les rapports sociaux dominants y compris dans un espace « neutre », le sport. A travers ce microcosme spécifique, le film nous indique que les enfants, dont certains feront preuve d’une grande méchanceté à l’égard de cet intrus social, ne sont pas en soi méchants ou gentils mais le prolongement des milieux qui les ont vus naître.

Mica, l’enfant social ne se réduit pas qu’à cela : il y a l’enfant acteur, Zakaria Inane, qui a porté le rôle avec spontanéité et beaucoup de réussite indiquant l’énorme travail accompli en amont par le réalisateur pour mettre le jeune enfant-acteur en symbiose avec le personnage pour que le rôle ne l’écrase pas. Ses gestes, ses regards continuent à dire cette innocence violentée.


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