« Le meilleur d’entre nous ! »

Mohammed Bakrim

Khouribga, Le cinéma, Saïl…quelque part il était écrit que ce trio allait se rencontrer.

Khouribga et le cinéma ont presque le même âge ; certes, ils ont bien leur généalogie propre qui puise loin dans l’histoire mais ils sont tous les deux nés avec le siècle de la modernité triomphante. Le bien nommé XXème siècle.

Khouribga est l’émanation de deux figures essentielles de cette modernité : la classe ouvrière, le train…

Les ouvriers, le train : ce sont justement les premiers personnages du cinéma ! La sortie des usines Lumière et L’arrivée d’un train à la Gare de La Ciotat.

Et le cinéma arriva à Khouribga (par train certainement) ; et ce furent les premières salles et le premier ciné-club déjà dans les années 1930. Ciné-club, cela sous-entend un film, un lieu et un débat. C’est le programme narratif que défendra Saïl sa vie durant. Il aimait les trains lui aussi, les trains du cinéma. Et sn premier engagement politique avec le cinéma fut aux côtés de la classe ouvrière, incarnation d’une utopie possible. Du coup l’équation trouvait sa résolution en 1977 avec la création d’une rencontre dédiée spécifiquement au cinéma africain. L’Afrique nouveau continent arrivé au cinéma va transformer ce projet en acte. Un acte toujours en devenir…Un continent jeune (en termes politiques) ; une ville jeune (en termes sociologiques) ; un art jeune (en termes chronologiques). Tous les espoirs étaient alors permis !

Avec Saïl, on a appris à Khouribga, comme à Dakar, Yaoundé, Ouagadougou… que ce que nous avons en commun est plus qu’un continent ; plutôt un idéal. Un idéal incarné dans une esthétique portée par une éthique qui se nourrit de notre culture riche, variée et dynamique.

Il défendit une esthétique ouverte, généreuse et démocratique. Dans sa cinémathèque imaginaire, on retrouve côte à côte et non pas dans un ordre hiérarchique, Eisenstein et John Ford ; Anouar Wagdi et Godard ; Fellini et Sembene Ousmane….une cinéphilie hospitalière. A Khouribga il invita Regis Debray et Edgar Morin comme Mervit Amin, Rokaya Nyong, Tawfik Salah, Choubi, Kamal Kamal…  et tant d’autres.

En tant que critique, il ne développa pas un système ; et ne s’enferma pas dans une théorie qu’il plaquait sur le film à coup de jargons et de citations fumeuses ; il était un critique phénoménologue ; c’est-à-dire qu’il partait du faisceau de signes émanant du film pour produire un discours construit car pensé. Il est dans ce sens deleuzien dans la mesure où un critique ne se contente pas de raconter le cinéma mais de produire des concepts à partir des concepts produits par le film. Oui, il n’avait pas de système mais il avait une démarche qui lui est propre. J’en donne un exemple avec la marge de temps qu’il accorde à un film pour le retenir : il y a des films à dix minutes (aucune chance) ; des films à vingt minutes (il y a de l’espoir) et des films à quarante minutes (ayant réussi le passage) !

Une fois à Cannes, j’ai eu la chance de voir un film avec lui ; étant très pris sur le plan professionnel, parfois pour voir un film, il assistait à la séance très matinale dédiée aux critiques et à la presse. On regardait le film en semble dans le grand palais ; dix minutes, vingt minutes…puis plus tard en s’apprêtant à partir, il me glissa à l’oreille en sortant : « c’est la Palme d’or de cette édition ». Et effectivement, trois jours plus tard, le Palmarès officiel est venu confirmer son pronostic. Un ami tunisien me confia un jour « c’est le meilleur d’entre nous ! »

Il avait un flair, un sixième sens, fruit d’une longue fréquentation des films et des festivals qui lui permettait de relever dès les premières séquences du film, ce qu’il appelait « le mouvement du film »

J’ai eu la chance (encore une fois) dans les années 1990, lors de son exil parisien, d’aller le voir dans ses bureaux à Canal Horizon, je découvris alors de visu l’immense prestige dont il jouissait auprès des cinéastes des quatre coins de la planète. Respecté et surtout estimé non pas du seul fait qu’il était à la tête d’un guichet important pour le financement du cinéma dit du sud et en général du cinéma d’auteur mais aussi parce qu’il connaissait les cinéastes et il connaissait surtout leur film. En plus du fait qu’il n’était pas dupe du système sur lequel il portait un regard critique. Une fois lors d’un colloque à Cannes, il avait qualifié le système français d’aide au cinéma du sud « d’impérialisme pauvre » !

Il était un homme d’oralité, d’une grande éloquence à l’instar d’un rhéteur grec. Quand il prenait la parole, en arabe comme en français, les médiocres et les faux se sentent petits dans leurs souliers. Certains de ses ennuis avec l’institution émanent justement de cette intelligence qui frisait parfois la provocation. Il développait ses idées avec passion mais toujours sur la base d’un argumentaire cohérent et pertinent.

Deux jours après son décès, j’ai publié un texte intitulé « le premier maître » ; une expression qui a été beaucoup reprise pour ne pas dire beaucoup copiée. Dans mon esprit, « premier maître » ne se réduisait pas à la seule dimension pédagogique, certes omniprésente chez le défunt, mais c’était pour moi un clin d’œil cinéphilique au film éponyme du cinéaste soviétique André Konchalovsky (Le premier maître, 1957).  Je voyais, en effet, chez Saïl une figure héroïque qui rappelle justement le personnage principal du film : un jeune instituteur de la nouvelle république soviétique des années 1920. Confronté aux durs conditions, naturelles (la neige) et culturelles (les populations étaient enfermées dans une idéologie conservatrice) , le jeune instituteur n’avait que la seule volonté pour encourager les enfants à venir à l’école. J’ai encore en souvenir des images du film le montrant porter des jeunes filles sur son dos pour leur faire traverser les eaux glaciales de la rivière qui les séparait de l’école. Belle métaphore du passage grâce à la connaissance d’un état à un autre !

Et c’est l’image que je garde de Saïl : celle du responsable qui met la volonté au poste de commande ; le genre même de responsable dont ont besoin les sociétés qui pâtissent du retard historique ; des dirigeants qui ne restent pas prisonniers des procédures et de la règlementation bureaucratique. Dictature de la procédure qui écrase dans l’œuf toute velléité de changement.

Une fois, lors de son passage à 2M, il m’avait appelé à faire partie d’une commission (je pense la première) de lecture de scénario. Très vite, mes collègues et moi, on s’est aperçu du retard accumulé en la matière. J’ai pensé alors lui proposer d’acquérir des ouvrages spécialisés dans l’écriture et l’analyse des scénarii. Le fameux ouvrage de Robert Mckee, Story, la bible incontournable du scénario, venait d’être réédité. Je suis allé le voir à son bureau au quatrième étage. Connaissant sa façon de travailler, j’ai pris soin de préparer en avance une petite liste d’ouvrages. Il a écouté ma proposition et effectivement il me demanda si j’avais des titres en particulier. Il regarda la liste attentivement sans faire de commentaire (c’était une habitude chez lui d’avoir un silence édifiant en lui-même et difficile à interpréter !). Il était environ dix heures du matin.

Le lendemain, vers 16h, 17h…alors que je m’apprêtais à quitter la chaîne, je reçois un appel des services de comptabilité m’avisant qu’il y avait un colis pour moi venu de Paris. Le colis comportait les ouvrages commandés la veille.

Voilà, le premier maître en action ! Qu’il repose en paix !

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