- Mohamed El omary*_//
Le festival de Bilmawen, aussi connu sous le nom de Boujloud (l’homme aux peaux), célébré dans le Maroc et essentiellement dans le sud du Maroc après les sacrifices de l’Aïd al-Adha, (Tafaska), incarne une tradition ancienne et significative de notre patrimoine culturel du Souss.
Cette célébration, ancrée dans l’histoire et les pratiques communautaires, symbolise le renouveau et la cohésion sociale après les sacrifices de l’Aïd.
Le père et fondateur de l’anthropologie finlandaise, Edvard Alexander Westermarck relie Boujloud à d’anciens rites païens et pré-islamiques. Selon lui, cette fête pourrait avoir des racines dans des cultes de la fertilité et des rituels agraires.
Les déguisements en peau de mouton, caractéristiques de Boujloud, symbolisent le renouvellement de la nature et la protection contre les mauvais esprits.
Ces costumes et les danses frénétiques qui les accompagnent seraient des moyens d’assurer la prospérité et la fertilité de la communauté, des aspects essentiels dans les sociétés agraires.
Il souligne que Boujloud joue un rôle crucial dans le renforcement de la cohésion sociale. Les déguisements en peau de mouton et les comportements exubérants permettent aux individus de sortir des normes sociales rigides.
En d’autres temps, ces comportements seraient considérés comme inacceptables, mais pendant Boujloud, ils sont tolérés et même encouragés.
Cette liberté temporaire offre une soupape de sécurité pour les frustrations et les conflits latents, permettant ainsi de gérer les tensions sociales.
Pour lui, Boujloud est également un rite de passage marquant la fin d’un cycle et le début d’un nouveau.
Cette transition est symbolisée par les déguisements et les rituels de danse, qui expriment une rupture avec l’ancien et un renouveau spirituel et matériel.
La fête coïncide avec l’Aïd al-Adha, un moment de sacrifice et de purification, renforçant ainsi l’idée de renouveau et de régénération communautaire.
Edmond Doutté et Émile Laoust, quand à eux, ont également fourni des observations précieuses sur le cérémonial de Boujloud dans leurs travaux respectifs.
Leurs études ont contribué à une meilleure compréhension des pratiques culturelles et des significations symboliques de cette fête traditionnelle au Maroc.
Dans son ouvrage “Magie et Religion dans l’Afrique du Nord” (1909), Edmond Doutté s’intéresse de près aux rites et croyances populaires en Afrique du Nord, y compris Boujloud.
Doutté, comme Westermarck, voit dans cette célébration une série de rites de passage marquant une transition importante pour la communauté.
Il interprète les déguisements en peau de mouton comme des symboles de purification et de renouveau. Ce rituel, coïncidant avec l’Aïd al-Adha, incarne le renouveau et la libération après le sacrifice.
Doutté souligne également l’importance de Boujloud dans le renforcement des liens sociaux. Les festivités et danses collectives permettent aux membres de la communauté de resserrer leurs relations et de réaffirmer leur identité collective.
Pour lui, le mouton n’est pas seulement un sacrifice religieux, mais aussi un symbole de fertilité et de prospérité, des éléments cruciaux pour la cohésion et la survie de la communauté.
Quand à Émile Laoust, dans son étude « Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du Haut et de l’Anti-Atlas »(1921), il offre une perspective complémentaire.
Laoust observe que Boujloud combine des éléments païens anciens avec des pratiques islamiques, illustrant un syncrétisme culturel typique des sociétés berbères.
Il met en avant l’importance des masques et des déguisements dans cette fête, qui permettent aux participants de jouer différents rôles et d’explorer des aspects de leur identité autrement réprimés dans la vie quotidienne.
Les déguisements en peau de mouton sont vus comme un moyen de se connecter aux esprits des ancêtres et aux forces naturelles.
Laoust souligne que ces pratiques, tout en étant festives, servent également à renforcer le contrôle social.
Les comportements exubérants et parfois transgressifs observés pendant Boujloud sont tolérés dans ce cadre spécifique, permettant une libération des tensions sociales, tout en restant sous le contrôle des normes communautaires.
Les observations d’Edmond Doutté et d’Émile Laoust révèlent que le cérémonial de Boujloud est bien plus qu’une simple fête folklorique. Il s’agit d’une pratique riche en symbolisme, reliant les individus à leur communauté, à leurs ancêtres et aux cycles naturels.
Les déguisements et les rituels ne sont pas seulement des actes festifs, mais des expressions profondes de renouveau, de purification et de cohésion sociale.
Cette perspective historique et anthropologique nous aide à mieux comprendre les transformations contemporaines de Boujloud et les réactions qu’elles suscitent dans la société marocaine actuelle.
Aujourd’hui, les transformations de Boujloud soulèvent des questions sur l’authenticité et la pertinence de ses pratiques actuelles. Cette évolution pourrait être interprétée comme une tentative de réappropriation des normes culturelles et une exploration des identités personnelles.
Cependant, dans une société conservatrice comme celle de Souss, ces changements sont souvent perçus comme des dérives inadmissibles.
À l’instar de la Gay Pride, du Carnaval de Rio, des rituels de Halloween et de la fête des morts…, Boujloud voit aujourd’hui une majorité de participants copier les pratiques, les déguisements, les masques, les danses… de ces célébrations mondiales.
Dans le contexte conservateur et musulman de la société marocaine, particulièrement dans la région du Souss, l’évolution récente du festival de Boujloud est perçue par certains comme une dérive inadmissible.
Les déguisements en femmes, les maquillages extravagants, les danses érotiques, les travestissements désormais courants lors de cet événement, transgressent les normes sociales et religieuses strictement définies.
Pour de nombreux membres de la communauté, ces transformations soulèvent des inquiétudes quant à la préservation de l’identité culturelle et des valeurs traditionnelles.
Les attitudes, comportement et travestissements sont vu comme une atteinte aux principes de modestie et de respect des rôles de genre prescrits par la religion et la tradition.
Certains perçoivent cette évolution comme une influence négative de la mondialisation et de l’occidentalisation.
Les conservateurs réagissent souvent avec résistance, considérant cette évolution comme une dégénérescence morale et culturelle.
Des appels au retour à des pratiques plus “authentiques” et conformes à la tradition se multiplient, avec des tentatives de limiter les manifestations jugées inappropriées.
Cette situation met en lumière le débat sur l’authenticité culturelle et l’adaptation des traditions, reflétant les tensions entre la préservation des valeurs traditionnelles et l’ouverture à des influences extérieures dans une société en évolution.
Mais que révèle réellement cette transformation d’un point de vue sociologique et anthropologique ?
Le Carnaval de Rio est connu pour ses déguisements extravagants et ses danses exubérantes, où les rôles de genre sont souvent renversés et réinterprétés.
De même, Halloween permet aux gens de se déguiser librement, souvent en des figures fantastiques ou transgressives, explorant ainsi des aspects de leur identité et de leurs peurs.
La Gay Pride célèbre la « diversité » et « l’acceptation » des identités de genre et des orientations sexuelles variées, mettant en avant « le droit à l’expression individuelle ».
La Fête des Morts au Mexique, quant à elle, est une célébration où les gens honorent leurs ancêtres avec des costumes et des maquillages élaborés, mêlant respect des traditions et expression personnelle.
Ces festivités illustrent comment différentes cultures utilisent les déguisements pour transcender les normes sociales, explorer des identités alternatives, et célébrer la diversité.
Dans le cadre de Boujloud, le déguisement en femme (par exemple) peut être interprété comme une manière de jouer avec les normes de genre et de contester les conventions sociales.
Cette pratique contemporaine pourrait indiquer une tentative de réappropriation des rôles culturels, similaire à ce que l’on observe lors du Carnaval de Rio, de Halloween ou de la Gay Pride.
Elle permet une libération temporaire des contraintes sociales, offrant un espace où les participants peuvent exprimer des aspects de leur identité habituellement réprimés.
Cependant, cette évolution suscite des réactions de rejet dans une société où les rôles de genre sont fortement codifiés.
La tolérance de ces comportements transgressifs pendant Boujloud pourrait être vue comme une menace à l’ordre social et aux valeurs traditionnelles.
D’un point de vue sociologique, cela reflète les tensions entre la préservation des traditions et l’adaptation aux nouvelles réalités sociales influencées par la globalisation et les médias internationaux. Ces tensions se manifestent de plusieurs façons et peuvent être analysées à travers différentes dimensions.
D’une part, il y a un fort désir de préserver les traditions culturelles. Les traditions sont souvent perçues comme le fondement de l’identité communautaire et nationale.
Elles offrent un sentiment de continuité et de stabilité dans un monde en perpétuel changement. Dans ce contexte, toute modification perçue des pratiques traditionnelles, comme le déguisement en femmes lors de Boujloud, peut être vue comme une menace à cette stabilité.
Les membres de la communauté qui valorisent la tradition peuvent ressentir une perte de leur identité culturelle et une dilution de leurs valeurs ancestrales.
Cela peut conduire à des réactions conservatrices, appelant au retour à des pratiques plus “authentiques” et à une stricte adhésion aux normes traditionnelles.
D’autre part, les sociétés ne sont pas statiques. Elles évoluent en réponse aux influences extérieures et aux dynamiques internes.
La globalisation et les médias internationaux jouent un rôle crucial dans cette évolution. Ils facilitent la diffusion rapide des idées, des valeurs et des pratiques culturelles d’un bout à l’autre du globe.
Cela expose les sociétés à de nouvelles perspectives et modes de vie, qui peuvent entrer en conflit avec les traditions locales. Par exemple, les influences de la Gay Pride, du Carnaval de Rio, de Halloween et de la Fête des Morts au Mexique montrent comment les déguisements et les célébrations peuvent être utilisés pour explorer et exprimer des identités alternatives.
Ces influences peuvent encourager des pratiques plus inclusives et diverses, même dans des contextes traditionnellement conservateurs.
La tension entre la préservation des traditions et l’adaptation aux nouvelles réalités sociales crée un terrain de conflit mais aussi de dialogue et d’innovation.
Les jeunes générations, en particulier, peuvent être plus réceptives aux influences mondiales, cherchant à redéfinir leur identité culturelle de manière plus ouverte et inclusive.
Cela peut provoquer des frictions avec les générations plus âgées qui peuvent percevoir ces changements comme une menace à l’intégrité culturelle.
Cependant, cette interaction peut aussi mener à des formes hybrides de culture, où les éléments traditionnels et modernes se combinent pour créer de nouvelles expressions culturelles.
D’un point de vu sociologique, la transformation de Boujloud peut également être interprétée à la lumière des changements sociaux plus larges.
La société marocaine, bien que profondément enracinée dans ses traditions, n’est pas imperméable aux influences globales.
La globalisation, l’accès accru aux médias internationaux et les échanges culturels ont tous un impact sur la manière dont les traditions locales sont perçues et pratiquées.
Le déguisement en femme lors de Boujloud pourrait être vu comme une appropriation de pratiques vues ailleurs, réinterprétées dans un contexte local.
Cependant, dans une société où les rôles de genre sont fortement codifiés, cette pratique peut sembler perturbante et transgressive.
Elle peut être perçue comme une remise en question des normes sociales et culturelles, ce qui explique les réactions de rejet et d’incompréhension qu’elle suscite
Dans une perspective anthropologique, Boujloud était une fête où les participants se couvraient de peaux de mouton, dansaient et chantaient pour exprimer leur joie et leur vitalité.
Cette tradition permettait à la communauté de se reconnecter avec ses racines pastorales et d’affirmer son identité collective.
Le déguisement en femme, qui prend de plus en plus d’ampleur aujourd’hui, peut être vu comme une subversion des rôles de genre traditionnels.
D’un point de vue anthropologique, cette transformation pourrait indiquer une tentative de réappropriation des normes culturelles.
Dans de nombreuses sociétés, le travestissement a souvent été utilisé comme une forme de satire ou de critique sociale.
Dans le cas de Boujloud, il est possible que cette pratique contemporaine soit une manière pour les individus d’explorer et de contester les rigidités des rôles de genre dans un cadre festif et accepté socialement.
Le dilemme de la tradition et de la modernité.
Le débat sur Boujloud met en lumière le dilemme entre la préservation des traditions et l’adaptation aux nouvelles réalités sociales.
Participer à Boujloud, le couvrir en tant que photographe, ou exposer des photographies de l’événement peut être vu comme un soutien tacite à ces transformations.
Cependant, il est crucial de se demander si cette évolution représente une déviation nuisible ou une adaptation naturelle à un monde en mutation.
Les traditions culturelles ne sont pas figées ; elles évoluent avec le temps et les influences extérieures. Néanmoins, cette évolution doit être en harmonie avec les valeurs fondamentales de la communauté.
Dans ce contexte, il est essentiel de réévaluer les pratiques contemporaines de Boujloud pour qu’elles respectent à la fois les racines historiques de la fête et les sensibilités actuelles de la société marocaine.
Boujloud se trouve à un carrefour entre tradition et modernité, une intersection où les normes culturelles sont réévaluées et redéfinies.
Pour préserver l’intégrité de cette fête ancestrale tout en étant ouverte aux évolutions sociales, il est impératif d’engager un dialogue constructif sur les significations et les pratiques de Boujloud.
Une telle réflexion peut permettre de trouver un équilibre entre respect des traditions et acceptation des transformations, garantissant ainsi que Boujloud reste un événement qui unit et célèbre la richesse de notre patrimoine culturel.
- Mohamed El omary : Sociologue
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