Indigo de Selma Bergach..Le droit à la singularité

Mohammed Bakrim

« Une blessure secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l’étranger dans l’errance »

Julia Kristeva

Comment affronter l’âpreté du réel ? Au-delà du réalisme, le cinéma de fiction offre une palette de genres et de sous-genres pour dire l’indicible.  Le nouveau film de Selma Bergach, Indigo (Maroc, 93 mn, 2019) est justement et dès ses premières images, porté par une ambition, celle d’instaurer une distanciation avec le poids du réel qui pèse sur le scénario d’un certain cinéma marocain. Le film lui-même ne manque pas de faire des clins d’œil à ce cinéma, celui des années 1990, notamment celui du groupe de Casablanca (Hassan Benjelloun, Hakim Noury…), en revisitant des figures dramatiques qui ont marqué ce cinéma : la présence du fquih, la cartomancie, la nuit de la transe, le voyage dans le car, l’arrivée au souk. Cependant, cela reste au niveau de références qui assurent au récit un certain ancrage culturel. Le film va prendre une autre direction, instaurant plutôt des ouvertures, des mouvements qui dessinent les prémices de cette distance avec le réalisme social préférant flirter par moments avec le merveilleux et le recours ici et là aux effets spéciaux. Le thème lui-même offre cette opportunité avec une enfant, Nora, signalée dès le titre comme Indigo, c’est-à-dire quelqu’un d’exceptionnelle dotée d’un « troisième œil » qui lui permet de voir ce que les autres ne voient pas, un pouvoir divinatoire. Une disposition qui la met en confrontation, de par ses aptitudes et comportements, avec son milieu, familial, scolaire en particulier. Un milieu familial très réduit et davantage féminin. Nora est entourée de sa mère, son frère, une vieille voisine et une tante, Mina, tout aussi exceptionnelle qui va être la véritable complice de Nora. Si Nora est introvertie, cloitrée et cherche refuge dans l’isolement, dans le noir, Mina est extravertie, portée sur le mouvement. C’est l’un des personnages les plus complexes du film. Symboliquement, elle entre dans le récit en venant de l’extérieur (« Casablanca Beyrouth », lui dit sa sœur en lui ouvrant la porte en ouverture). Un corps étranger au monde. Elle est souvent filmée au bord du cadre, au propre et au figuré. On la voit souvent au balcon pour fumer, ou dans des lieux de transition (la plage, la rue, la voiture…). Un corps cherchant à résoudre l’équation : comment habiter le monde quand on est détaché, quand on est singulier. Ce qui la rapproche de Nora avec qui elle va former un ticket dramatique gagnant. Mina traverse l’espace comme elle traverse le récit en lui apportant une dynamique. Pour ce faire, elle a recours à un accessoire qui confirme cette singularité. Sa voiture. « L’accessoire est tout au cinéma sauf accessoire » ; en effet, il est à la fois décor et actant. Il est polysémique ; à la fois fonctionnel et porteur de sens. Il s’inscrit dans une démarche sémiologique offrant ainsi des perspectives de lecture enrichissantes et éclairantes pour le récit. Tel est le cas de la 4L de Mina « qui joue » dans Indigo. La voiture rejoint les moyens de communication omniprésents : téléphone, Skype, fenêtres, portes, escalier, rues et moyens de transports… Une voiture atypique pour des personnages, Mina-Nora- atypiques !

A un premier niveau de lecture, la 4L sert à déposer les enfants au lycée et/ou à les ramener à la maison. La voiture effectue ainsi une trajectoire somme toute fonctionnelle, entre un point de départ et un point d’arrivée. Ce faisant, elle ouvre sur une trajectoire qui symbolise une destinée qui est celle des personnages, notamment Nora. La voiture fonctionne aussi comme un lieu, un habitacle qui en termes dramaturgiques se présente comme un huis clos qui renvoie à l’enfermement de Nora.  On la découvre en ouverture du film sous le lit ; elle se cache souvent dans une boîte en carton où on peut lire « fragile »…Prisonnière d’une destinée gérée d’une manière esthétique qui renvoie à un cinéma de genre ; il y a quelque chose par exemple de conte, de merveilleux. Il y a du Shyamalan, celui  de Sixième sens !

 Dans sa spécificité matérielle (la marque, le jeu de couleurs de sa peinture…), la voiture indique d’une manière éloquente la différence, thème fondateur du récit. « Elle est juste différente » dit Mina à sa sœur Leila, la mère accablée de Nora. « Différente », en parlant de Nora, Mina parle d’elle-même. Un duo qui va susciter, chez l’autre (le frère, le professeur…), de par sa singularité, des réactions de peur, de haine, d’angoisse, voire de violence…tout le parcours du récit va consister à apprivoiser ces étrangetés pour accéder à une altérité apaisée. Sur cette voie, le film apparaît comme une critique d’une certaine modernité. Les hommes en prennent pour leur grade. La gente masculine n’apparaît pas sous un beau jour : un père absent et démissionnaire ; au bout du monde (Australie) et ne répond pas aux questions de la mère ; un jeune frère violent ; un amant qui n’est pas au rendez-vous. Le comble étant le professeur d’arabe quasi caricature de la haine gratuite. La médecine moderne n’échappe pas à ce passage en revue critique ; en contre-champ le récit propose des pratiques thérapeutiques ancestrales. Mina va être le vecteur qui révèle ses paradoxes et ambiguïtés d’une société fragmentée. Elle va accompagner Nora dans un véritable parcours initiatique qui se présente non pas comme un chemin tout indiqué mais comme un cheminement : dans un plan à la Kiarostami on voit la voiture serpenter une route de plage en lacets ; tour et détours pour dire la continuité de la vie. La pluie la nuit et l’eau accentuent la dramatisation de cette quête. La scène finale du film vient conclure cette recherche, ce voyage intérieur avec ces beaux plans qui rassemblent les deux héroïnes apaisées, leur voiture avec l’arrière fond la grande mosquée de Casablanca. Les éléments de réconciliation (air-terre-eau) sont enfin réunis. Le plan est large, on sort du cadre qui a longtemps enserré le récit : les cadres des portes, des vitres ; les cadres sociaux… La caméra peut alors opérer un mouvement ascendant répondant au mouvement descendant qui avait ouvert le récit.

Le film, malgré quelques réserves (à propos du gros plan par exemple : le gros plan est comme le caviar, il faut en user avec parcimonie !) dégage une empathie contagieuse. On sent que la cinéaste se délecte à filmer ce qu’elle aime : des objets, des lieux et des personnes.


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