Habiter le monde par la cinéphilie: A propos de nouvel ouvrage du critique
Youssef Ait hammou (Universitaire- critique de cinéma)
« Que l’importance soit dans ton regard Et non dans la chose regardée» André Gide.
Dans une société en rupture avec la lecture, la tradition orale et les arts et accro aux écrans myopes, la publication d’un ouvrage sur le cinéma marocain est toujours un miracle semblable à une goutte de pluie dans le désert.
C’est, sans doute, là où réside la raison pour célébrer le livre « le regard et le discours » de M. Bakrim qui associe érudition, épaisseur culturelle, passion, lucidité, élégance du propos et générosité dans son traitement des thèmes, des auteurs et des films marocains à l’aune des méthodes critiques avérées.
Le cinéma marocain a le vent en poupe, tant au niveau de la production des films qu’au niveau des manifestations culturelles et de la critique.
Dans un monde dominé par l’économie, la finance, le matérialisme, la médiocrité, la marchandisation de la culture, l’accélération des échanges , la menace d’apocalypses et de fissures de tous genres, l’art et la culture cinématographiques deviennent une échappatoire, un exutoire, une bouffée d’oxygène, un instant précieux pour la méditation et la contemplation de plus, force est de constater que le cinéma et sa critique génèrent du sens et de la valeur dans un monde sans repères, offrent des moments d’illumination et de lucidité dans un univers où le chaos est le maitre.
De ce point de vue, les enjeux actuels au Maroc consistent à s’interroger sur les stratégies (politiques, économiques, culturelles) susceptibles de rendre visibles nos films (longs et courts métrages)et notre regard (notre weltanchuung) et audibles nos discours sur le cinéma.
L’éminent critique Mohamed Bakrim figure parmi les rares critiques de cinéma marocains qui sont, à la fois, héritiers des grandes écoles de critique (Cahiers du Cinéma, Positif, N. Sail, S. Toubiana, M. Ciment, Hennebelle…) et novateurs, créateurs de nouveaux discours : son véritable chalenge est de s’atteler à cette tâche titanesque de transmettre le gout des films et des artistes cinéastes marocains.
Tâche titanesque pour le critique parce que les politiques culturelles de l’Etat (Ministères de la culture, de l’éducation, du tourisme) n’ont pas encore développé une stratégie claire et efficiente pour la visibilité de nos films et de nos discours.
Les livres, articles, interventions de M. Bakrim (qui méritent de figurer dans la bibliothèque de tout chercheur, de tout cinéphile) témoignent d’une cinéphilie passionnée et lucide se fondant, à la fois, sur la rigueur des propos, l’érudition et les élans de la créativité et du gout. Son discours associe avec élégance savoir et saveur, exhibe avec bienveillance une générosité exemplaire.
Son nouveau livre cherche à établir une harmonie savoureuse entre le regard filmique et le discours critique.
Adepte de la fameuse devise de Rabelais « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », cet ouvrage constitue de ce fait une contribution précieuse à la connaissance du cinéma et de l’imaginaire marocains.
En ce sens, il est incontournable pour saisir les problèmes et les thématiques qui préoccupent nos cinéastes, pour découvrir les cinéastes phares et pour comprendre les tendances actuelles de ce jeune cinéma.
Loin de déconstruire le regard, il s’agit ici de produire un fragment de discours amoureux autour des films marocains. Bakrim assume sa subjectivité dans le choix des films et son parti pris dans ses jugements.
Il faut dire qu’en lui on ne cesse de rencontrer une passion, nommée cinéma. Mieux encore. Dans son ADN et dans son groupe sanguin, on ne trouve pas des A, B, ou O, mais un C+ (cinéma +). Son enthousiasme pour le cinéma en général et pour le cinéma marocain en particulier nous irradie et ne cesse d’être contagieux et entrainant.
Si R. Barthes s’est toujours posé la question du début et de la fin du sens dans les œuvres , Bakrim, lui, est à l’affut du sens et des valeurs esthétiques dans les interstices de l’image, dans les hors-champs, dans les silences…
Il augmente et approfondi notre compréhension et notre appréciation des films. Critiquer c’est dévoiler l’implicite, le sous-entendu, les présuppositions, c’est explorer les nappes souterraines du sens et des valeurs esthétiques.
La critique de Bakrim n’est pas un simple métalangage, ni une paraphrase inconséquente des films ; au contraire, c’est une lanterne qui éclaire l’œuvre filmique en elle-même et dans son contexte culturel.
Si, pour Christoph Lichtemberg, « l’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue », la critique de Bakrim nous ouvre les yeux sur les qualités et les enjeux des films et des cinéastes marocains, nous invite au grand voyage de la lucidité du regard et à une vérité du discours en vue de contourner les mirages et l’opacité de certaines œuvres et afin de bâtir, non pas un mur, mais un pont (une passerelle) entre l’œuvre et son spectateur.
En ce sens, dans le cercle des critiques reconnus, Bakrim mérite le qualificatif de « véritable passeur de cinéma marocain ».
La critique de Bakrim enrichit l’œuvre filmique aux deux niveaux de la compréhension et de l’émotion, nous invite ; à la manière des derviche tourneurs à habiter le monde cinématographiquement.
Même plus : habiter le monde avec une cinéphilie exclusivement marocaine. Habitation mystique, soufie, sobre, bienveillante….
Contrairement à l’économie, la finance, l’art et la beauté fondent notre humanité, nous restituent notre humanité, protègent notre humanité, prolongent notre humanité à l’infini.
Sans doute que le seul moyen pour sauver le monde serait-il l’art et la beauté (voir Dostoïevski) et il faut ajouter la cinéphilie, l’esthétique des récits en images animées.
Dans « Le regard et le discours » et dans ses écrits, la vérité est toujours plurielle, polysémique. Toute vérité unique est totalitaire.
Toute critique est plurielle, asymptotique. Elle n’est surtout pas neutre, ni distante: elle assume sa subjectivité, son point de vue singulier, malgré sa rigueur et son érudition.
Bakirm n’hésite pas à prolonger par ses écrits l’émotion première suscitée par les films avant de soumettre ces derniers au scalpel de l’analyse et du commentaire.
Et ce, dans le sillage de Bergala, de Daney, de Toubiana, de Ciment…et surtout de Nourredine Sail. Critiquer c’est scruter, sculpter, supputer, disputer et discuter.
La critique est une rencontre improbable entre un cinéaste, un film et un spectateur averti : l’œuvre d’art est semblable à un fruit rare dont la saveur rencontre une langue capable de le savourer à sa juste valeur. Une grappe de raisins n’a de saveur que parce qu’il ya quelqu’un qui est prédisposé à l’apprécier.
Dans son ouvrage, Bakrim propose deux types de critique : celle des films qui explore l’intimité de la création singulière des auteurs retenus, qui interroge l’inquiétante étrangeté des films, et celle du cinéma marocain qui tente de contextualiser, d’interpréter, d’interroger le devenir du cinéma marocain. C’est une dialectique savoureuse entre le particulier et le général, entre l’explicite et l’implicite, entre le concret l ‘abstrait, entre l’individuel et le social, entre le centre et la périphérie, entre le plaisir du texte et la sécheresse de la méthode….
Personnellement, je distingue trois types de critiques au Maroc : une critique-fourmi qui accumule les données sur les films sans les interroger, sans en examiner l’épaisseur culturelle, une critique-araignée qui échafaude des théories loin de la réalité filmique, et une critique-abeille qui butine dans les jardins du cinéma le suc des roses avant de le transformer en miel savoureux. Bakrim se situe dans cette troisième catégorie, il a l’art de marier critique de films et critique de cinéma, de butiner dans les films les traits pertinents aux niveaux esthétiques et thématiques capables de s’intégrer dans un sens global. Partir des films pour mieux sonder l’imaginaire marocain est l’unique moyen pour penser le cinéma et par le cinéma.
De plus, il est aisé de constater que M. Bakrim n’hésite pas à assumer les deux critiques (chaude et froide) pour le même film : une critique à chaud au moment de la sortie du film avec les premières impressions et les premiers émois , et une critique « froide », avec distance, correction, réajustement…Le but évidemment est de révéler les dessous thématiques, esthétiques et éthiques des films.
Enfin , permettez-moi la boutade suivante : on dit souvent que « quand on aime la vie on va au cinéma », moi j’ajouterais « quand on aime le cinéma marocain, on lit Bakrim ».
*Youssef Ait hammou :Universitaire- critique de cinéma
(Marrakech- ESAV ; Avril 2025)
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