Fake news et coronavirus au Maroc :Une lecture d’un discours parasite

PAR : Youssef Ait hammou, Universitaire //A  la mémoire de si Mohamed Rahlan.

« Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion. » Paul Valéry

Les Fake news et les rumeurs, en tant que discours performatifs et en tant que constructions du sens  d’un réel institué abusivement comme vrai et sincère se classent dans une catégorie d’énonciations dont l’analyse déborde le cadre de la linguistique et de la sémiotique et qui mobilise un appareillage méthodologique pluridisciplinaire basé sur les Cultural Studies, cette confluence de la sémiotique, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’esthétique, de  la philosophie, de la grammaire textuelle, du juridique, de l’éthique…

Le scope de ce papier cherche  à interroger et à expliciter le fonctionnement interne d’un discours viral sur  une pandémie (Covid19) dans  les réseaux sociaux et sur les supports écraniques. Ce discours ne se contente pas d’affirmer, mais vise aussi à agir sur autrui ( faire-faire (Greimas) …Notre postulat de base se fonde sur le principe suivant :  « Parler, c’est sans doute échanger des informations ; mais c’est aussi effectuer un acte, régi par des règles précises, qui prétend transformer la situation du récepteur et modifier son système de croyance et/ou son attitude comportementale. » (Kerbrat-Orecchioni, 1980).

La complexité d’une telle entreprise, inscrite dans un projet général de déconstruction des objets populaires et médiatiques ( écrans, Smartphones, réseaux sociaux), exige le travail sur un corpus homogène, représentatif et ouvert.

A cela s’ajoute la difficulté de trouver une définition suffisante, précise et consensuelle  des Fake news  et des rumeurs, capable de concilier  des ’enjeux épistémiques (vériconditionnels) , éthiques (moraux), esthétiques (mises en forme) politiques (l’impact sur la cité) , et surtout, adaptable aux médias sociaux, métalangages populaires qui se positionnent face au langage médiatique reconnu.

 En fait, les Fake news et les rumeurs ne sont pas seulement  de fausses informations (ou plutôt des nouvelles falsifiées), mais aussi et surtout des actes d’énonciation, situés dans un contexte spatio-temporel précis (ego-hic-nunc),  intentionnellement falsifiés et trompeurs,  qui visent à susciter du pathos, de  l’émotion et de l’opinion, du spectaculaire, tout en désactivant la rationalité, la distance critique et  la réflexion, et ce, dans le but ultime de tromper autrui. Les Fake news  se fondent  sur le principe qui accorde la précellence à  l’effet aux dépens des  faits réels. Elles  se nourrissent et fructifient dans des terreaux  d’incertitude, d’angoisse, d’ignorance, dans l’humus de la faillite de la raison, et dans  l’imaginaire populaire négatif à l’égard de la connaissance scientifique ( quand on exige de la science d’être une omniscience, un dogme religieux). Les rumeurs et les Fake news naissent et se développent dans et par  la pensée magique où les certitudes trompeuses se nourrissent de l’angoisse, de l’inintelligible, de l’irrationnel. Les Fake news se répandent via Internet  et les réseaux sociaux de manière extraordinairement rapide, exponentiellement massive, insidieusement spectaculaire, en anesthésiant toute velléité  d’esprit critique. Elles sont foncièrement aversives, dysphoriques et surtout facilement mémorisables. Le faux y fascine plus que l’âpre vérité.

La meilleure illustration  en est la rumeur d’Orléans, décrite par le philosophe Edgar Morin.

Dans le cas du Covid19 au Maroc,  on aura la configuration suivante :

             Pandémie +médias   ==)   informations, incertitudes, inquiétudes,  prudence, nuance.

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  Réseaux sociaux :méta-médias

(Fake news, rumeurs, certitudes, convictions, radicalisations)

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Amplification de l’angoisse, la Fitna

La combinaison de la  pandémie du Covid19 (inconnue, invisible, dévastatrice, demande urgente de solution, de vaccin) , de la sur-médiatisation mondiale et d’une consommation médiatique excessive sans esprit critique, émotionnelle,  sans distance engendre immanquablement  pathos,  peur, angoisse, traumatisme, et toute une kyrielle d’effets nocebos . et par voie de conséquence,  l’intervention des réseaux sociaux va s’emparer de cette angoisse et s’immiscer dans les failles de  l’information afin d’y injecter des Fake news et des rumeurs infondées et invérifiables et ce, dans le but d’amplifier l’angoisse, et d’instaurer un climat de Fitna et de  chaos.

Il est indéniable que l’expansion du territoire des rumeurs sur le coronavirus coïncide parfaitement avec l’élargissement de l’espace de la pandémie et avec l’extension des cercles vicieux de l’ignorance, de l’analphabétisme  et de la pensée magique.

Quatre aspects retiendront notre attention dans ce projet : la structure thématique, basée sur la classification des thèmes investis, la structure formelle, le profil des « fakephages », la stratégie de lutte…

La structure thématique

Le corpus se compose principalement de sites officiels (MAP) ou médiatiques(Tel quel, Médias24, Hespress, Le matin…), de stations de radio ( Médi 1, ), qui ont consacré une rubrique visant à démêler le vrai du faux à propos de la pandémie et de quelques Fake reçus par l’auteur.

La lecture attentive du corpus permet de supposer que  l’ensemble des énonciations textuelles, sonores, photographiques ou vidéographiques prônant la macro-isotopie «  faux » peuvent être réduits aux treize catégories sémantiques suivantes :

  • Le tragique et l’apocalyptique (infection et mort): décès de médecins, mise en scènes de personnes infectées et souffrant, achat de cercueils et de conteneurs pour les victimes du virus, foyers d’infection, décès d’un enfant, infection du fœtus par la maman, décès du premier vacciné marocain, contamination de plusieurs entreprises,
  • Le miraculeux et le charlatanisme: le café qui guérit le coronavirus, les recettes farfelues contre le virus, la chloroquine, des milliers d’infectés dans chaque ville, le bain chaud contre coronavirus, la vapeur d’eucalyptus tue  le coronavirus,
  • L’euphorie et la fierté nationale: Le Maroc se place en tête du classement des 10 pays les plus sûrs face à la pandémie du nouveau coronavirus
  • Le milieu médical : refoulement des malades des hôpitaux, , remise en cause de la fiabilité des tests, des avions qui désinfectent la ville de Casablanca, délabrement du service dédié aux malades de Covid19, rumeur sur la santé du ministre de l’Équipement et du transport, les médicaments contre l’hypertension augmentent le risque de contracter la maladie du Covid-19, , des médecins et infirmiers se recouvrent le visage d’un filtre à café pour se protéger du nouveau coronavirus, création du coronavirus par l’institut Pasteur,
  • L’autorité et le système pénitentiaire: fermeture de commissariats, versement de 5000 dh au personnel pénitentiaire, les autorités cachent la vérité, , émeutes à Casablanca et Meknès, maltraitance à l’encontre des détenus dans les établissements pénitentiaires ,
  • Le Maroc et l’étranger : L’Organisation mondiale de la santé (OMS) envisage d’annuler le pèlerinage cette année, le Maroc épinglé par les Droits de l’homme, la réquisition par les espagnols de médicaments adressés au Maroc, une vidéo montre une descente de police pour non respect du confinement en Algérie et au Maroc,
  • Le déni: inexistence du coronavirus, Me Naima, Abou Naim, 12 séquences vidéo de Kenitra,
  • Les animaux et l’écologie: sangliers en ville, contamination probable du cheptel,
  • Usage de faux: faux logo de l’Economiste, faux logo du Ministère de l’éducation, fausse attestation de déplacement dérogatoire, faux classement en première place du Maroc,
  • L’islam : les chinois qui, pour leur salut, se ruent sur le Coran et les mosquées, prière sur les toits par défi aux autorités, le prédicateur Abou Naim
  • L’école et l’éducation: programmation des examens au mois de Juin, fermeture des écoles, « réussite de tous élèves », année blanche sauf pour 1er et 2eme année du bac, annulation des concours de grandes écoles, cas de contamination  du milieu estudiantin à Rabat…– Des photos publiées sur les réseaux sociaux ont annoncé la reprise des études
  • Racisme anti-chinois: vidéo d’un restaurant chinois infecté à Fès, pression de Pékin avec les masques…
  • La poche du citoyen: coupure d’électricité et d’eau durant le confinement, des numéros de téléphones gratuits, accès gratuit à Maroc télécom, suspension par l’ONE du règlement des factures d’eau, à une date ultérieure,
  • La vie quotidienne: l’eau du robinet contaminée par le virus, fermeture des espaces commerciaux et des marchés alimentaires…

En fait, les fausses informations les plus récurrentes se sont concentrées sur les six domaines impliqués dans la crise du COVID-19 (le milieu médical, l’autorité, l’économie urbaine, le rapport à l’étranger,  l’éducation, la psychologie du Marocain) et épargnent d’autres secteurs comme le tourisme, la culture, l’agriculture, l’industrie, le sport….L’isotopie dominante est donc celle du « faux dysphorique » : le mensonge  matraque les internautes et suscite l’effet de sens que  tout va mal, tout est déréglé, qu’il n’ y a aucun espoir.

L’esquisse d’une première lecture du classement ci-dessus permet d’avancer huit remarques d’égale importance : (i) la première concerne la nature du corpus. En effet, notre échantillon se constitue, non pas du discours mensonger authentique brut  tel qu’ énoncé par les internautes, mais des réactions et des corrections mises en ligne par les sites officiels  et par les médias électroniques sous le titre de « démêler le vrai du faux » (ii)la deuxième porte sur la nature populaire (voire populiste) de ce discours, qui n’est ni politique, ni savant, ni médiatique, ni artistique. C’est un discours sauvage, spontané, impulsif, émotionnel impossible à catégoriser dans les guerres médiatiques telles que celles qui opposent les Russes et pays occidentaux par exemple. Les propos recensés sont plutôt de l’ordre de la délinquance individuelle et de la cybercriminalité  que du contrepouvoir institutionnalisé  inscrit dans un agenda bien précis.(iii) la troisième : toutes les catégories thématiques relevées et leurs charges émotionnelles entretiennent des relations de complémentarité et non d’opposition,(iv)les thèmes sont foncièrement dénotatifs, concrets et rarement connotatifs, abstraits(v) l’élément itératif dans tous les thèmes répertoriés relève de la subjectivité et de l’affectivité, et non d’une pensée rationnelle cohérente et objective, (vi) de plus, les deux types de textes dominants sont l’informatif et le narratif ; absence manifeste de l’argumentatif et de l’explicatif, (vii) les personnages (les protagonistes) des récits des rumeurs (je, les responsables, on, les victimes) sont généralement des anti-héros, des losers(une vision péjorative du Marocain) , (viii) les propos dysphoriques l’emportent sur les dimensions euphoriques.

Ces énonciations, anonymes ou pas, s’accompagnent d’une visée dysphorique et disjonctive liée à la quête du scandale en adoptant une attitude de fausse dénonciation

La structure formelle

La présence d’une fausse information (faire semblant, simuler)ne caractérise pas seulement l’énoncé, mais subsume l’ensemble de l’énonciation en impliquant le contexte, l’émetteur, le récepteur, le médium. En tant qu’acte communicationnel, sémiotique et pragmatique, le mensonge, que qualifie le philosophe  J. Austin  d’ « acte parasite non  sérieux », se déploie selon une énonciation  tripolaire : (i)l’agent menteur qui , en toute mauvaise foi, a l’intention de dissimuler un énoncé vrai(en adéquation avec la réalité ontologique et factuelle), et de transmettre un énoncé faux en faisant croire qu’il croit à sa véracité, tout en persuadant autrui que le faux est la seule vérité disponible . Mentir c’est faire. Le menteur part toujours du postulat que son acte sémiotique dysphorique est infaillible et indétectable, (ii) l’instrument médium qui se compose du médium (à savoir le message (écran, texte, audio, vidéo, photo)) et du canal diffuseur (l’écran, le Smartphone, les réseaux sociaux, Internet) et qui est à la fois massif, instantané et addictif (iii) le patient (la cible, la victime) qui est généralement crédule et qui, en toute bonne foi, délègue sa  confiance au menteur et adhère sans distance à ses propos  mensongers. Conformiste, Il est surtout incapable de distinguer une information vraie d’une rumeur, étant démuni de l’esprit critique et de la capacité de croiser les sources d’informations pour détecter le faux (le fact-checking). Dans la majorité des cas, le patient se transforme en instrument médium, en relais, en caisse de raisonnante pour les Fake news (clics, partages, likes, Followers)

Le caractère trompeur des Fake news et des rumeurs, désormais genres discursifs et médiatiques prédictibles,  consiste à simuler la mise en forme et le style des médias classiques et à usurper l’identité des journalistes, à s’approprier de manière illicite un discours déjà encadré par l’éthique et par la déontologie.

Il est également aisé de constater que la circulation des Fake news passe de la réception numérique et écranique à l’appropriation orale, à la rumeur classique : le patient s’improvise comme gourou, relais divin, détenteur de la vérité auprès de  ceux qui n’ont pas la chance de posséder un Smartphone (symptôme d’une dramatique fracture numérique et de flagrantes disparités sociales et  régionales au Maroc). Pire : le Smartphone ,  le Whatsapp,  le Facebook se substituent irrésistiblement aux sources d’information classiques (radios, télévision, presse écrite) : « Wallah, on l’a dit sur Whatsapp. C’est vrai , je l’ai vu sur Facebook. »

Dans notre corpus des Fake news liées aux coronavirus (les corona-Fake), les principaux constats peuvent être résumés ainsi: (i)le message se compose souvent de deux éléments (le thème et le propos ou le prédicat) : dans le cas du Ministère de l’éducation par exemple, le thème référentiel est le Ministère lui-même, le propos est l’ensemble des fausses informations qu’on lui attribue (année blanche, réussite collective, fermeture d’écoles…) dans le but certain de lui porter préjudice et de le décrédibiliser aux yeux de l’opinion publique,(ii) le message est généralement assertif et constatif (il affirme l’existence d’un référent et d’un procès sémantique fictifs, non attestés) mais, sa visée sous-jacente est performative (pousser le récepteur à prendre position). Pour ce faire, un ton sentencieux et solennel est adopté.(iii) la mise en forme est souvent sobre sans recherche esthétique ni plastique,  le message jouit d’une syntaxe simple et d’un vocabulaire très rudimentaire, incapable d’exprimer une pensée complexe et nuancée,(iv) le message ne respecte pas les maximes conversationnelles du philosophe P. Grice, particulièrement le principe de qualité selon lequel  il faut veiller à la véracité de l’information « n’affirmez pas ce que vous croyez être faux, n’affirmez pas ce que vous n’avez pas de raison suffisante de considérer comme vrai »,(v) certains messages se basent sur le détournement d’images existantes (les logos, les photos…)

A ce stade de l’analyse, on ne manquera pas de remarquer qu’il existe deux types de Fake news : les uns endogènes, fabriqués localement de manière artisanale et naïve (ce sont les plus nombreux) ; les autres exogènes, empruntés  et recyclés à partir des réseaux sociaux étrangers avec une teneur technique et argumentative professionnelles. La connexion entre ces deux types est aléatoire et sporadique, rarement profonde et durable : de nombreuses Fake news attestées à l’étranger n’ont aucun  écho ni aucune trace dans les rumeurs digitales marocaines.

De plus, le verbo-centrisme est dominant dans la majorité des FN. La darija marocaine est omniprésente en raison d’une part de l’analphabétisme graphique et iconique des usagers, et d’autre part en vue de toucher rapidement le plus grand nombre de cibles. D’ailleurs, vu le contexte socio-culturel marocain actuel,  l’appropriation des messages numériques s’opère exclusivement par l’oralité (commentaire et relais oraux).

D’un autre point de vue, le discours des Fake news est polyphonique : plusieurs voix se rencontrent, s’entrechoquent, se complètent dans le même message : certains Fake news sont comme des strates de mensonge déposés les uns sur les autres à la manière de cette fable de la Fontaine (Les femmes et le secret). Au fur et à mesure que le message devient viral, les énonciateurs déposent leur propre voix sous formes de commentaires, de likes.  C’est ainsi que la reproduction des Fake news s’accompagne de diverses réécritures et adaptations. Cet effet de boule de neige aboutit à des messages de plus en plus spectaculaires et contribue à ancrer les comportements grégaires primaires.

Que le mensonge soit transparent ou opaque, altruiste ou malveillant, individuel ou collectif, il fait toujours appel à une stratégie basée sur les présuppositions : tous les messages sur le coronavirus présupposent que l’émetteur-agent dit vrai et qu’il est sincère, que son anonymat lui procure la sécurité, que les médias officiels cachent la vérité, que le récepteur est totalement crédule et que la vigilance du gouvernement est absente. En fait, l’énonciateur des rumeurs cherche à piéger à la fois le référent dont il parle et l’énonciataire(le récepteur).

Il faut rappeler que, sur le plan statistique, le nombre des Fake News est extrêmement inférieur par rapport à celui des informations fiables, vérifiables et sincères, mais leur impact sur l’écosystème informationnel et sur l’imaginaire populaire est beaucoup plus  dévastateur, beaucoup plus nocif.

De plus, rumeurs et Fake News se propagent selon le modèle de cascades informationnelles  où l’individu, mû par la doxa conformiste et par le mimétisme moutonnier, préfère suivre les comportements de ceux qui l’ont précédé et essaimer par le partage des informations sur le coronavirus dont il ignore la source véritable , dont il ne soupçonne pas le caractère trompeur et dont il ne mesure pas les conséquences.

Les rumeurs et les Fake news exercent sur les destinataires une violence séduisante :en même temps qu’elles transgressent par le mensonge les règles de la communication, elles se présentent avec les atours de la raison, du spectacle et de la simplicité accessible. Violence tolérée même après la découverte de la supercherie.

Profil des Fakephages

Le faux et les intox séduisent en donnant à l’émetteur  l’illusion  de détenir un pouvoir de manipulation sur les autres et au récepteur-relais l’illusion d’être le premier à partager une information rare, inédite et subversive. Partager des informations spectaculaires est un signe de distinction sociale, un indice de possession d’un capital médiatique et culturel (voir P. Bourdieu)

La « fakephagie » (phagos : manger, dévorer) est un symptôme de mythomanie  et de mensonge pathologique qui caractérisent  aussi bien ceux qui ressentent le besoin de fabriquer des Fake news (les intox) que ceux qui en consomment de manière addictive ou les relayent de façon jubilatoire. Les « fakephages », qu’ils soient  émetteurs,  relais ou récepteurs passifs, se recroquevillent dans leur propre bulle isolée des mondes réel et médiatique.

De ce fait, la multiplication  des mensonges sur les réseaux sociaux est un phénomène à la fois sociologique, psychanalytique et anthropologique.

 Les motivations des auteurs et des consommateurs vont de la simple délinquance numérique à une sorte de guérilla digitale (visant à rompre avec les vérités dominantes et attestées), en passant par des caisses de résonance bienveillantes mais naïves , par les menteurs pathologiques, par les chasseurs de buzz , de clics et de notoriété numériques, et par les adeptes de la calomnie haineuse .

Dans certains cas , la production et le partage des rumeurs correspond en profondeur  à un besoin de reconnaissance exhibitionniste (je crée ou partage des Fake news , donc j’existe), à une stratégie de survie, un exutoire et une catharsis individuels , une joie ludique (la blague), une jubilation sadique ou cynique dont on  mesure mal les conséquences fâcheuses et les dommages collatéraux . La rumeur  est aussi l’arme des faibles, face aux dominants (James Scott), parfois un cri de détresse, d’autres un symptôme de désarroi. Mais, au fond, les usagers de Fake news sont foncièrement des internautes de la marge, des voix de la périphérie socio-culturelle.

En règle générale, les fakephages optent pour l’anonymat ; mais cela n’interdit pas de s’exprimer à visage découvert (vidéo, selfie, IP, Mi Naima).

Dans les deux cas, l’incivilité des auteurs de rumeurs trompeuses est sans doute semblable à celle des personnes qui crachent ou qui jettent des ordures dans l’espace public. Les réseaux sociaux sont devenus aujourd’hui les lieux privilégiés de l’incivilité, de l’impolitesse et du mépris à l’égard d’autrui.

Il va sans dire que les rumeurs  assurent un processus grégaire de cohésion sociale et deviennent de ce fait un signe d’appartenance à un groupe et un symbole d’exclusion des autres.

Dans le débat philosophique sur le mensonge, on oppose généralement Kant à Benjamin Constant. Le premier blâme le mensonge quelles qu’en soient les circonstances et les motivations, alors que le second défend la possibilité de mentir pour sauver la vie d’autrui. Dans notre corpus, le profil des menteurs est de l’ordre du machiavélisme où la fin justifie les moyens, sans scrupules aucun , sans déontologie ni moralité. A ce propos , il semblerait judicieux ici d’invoquer cette boutade d’Umberto Eco selon laquelle : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles. »

La lutte contre les rumeurs

La prolifération exponentielle des Fake news et des rumeurs digitales  et la banalisation du partage tous azimuts déstabilisent l’imaginaire, créent un climat de suspicion généralisée, détournent des problèmes fondamentaux, amplifie la défiance et la peur, et exacerbe les conflits sociaux.

Pour y faire face , quatre types de feedback ont été répertoriés  au Maroc durant la crise de Coronavirus : (i) démenti officiel des fausses nouvelles par les pouvoirs publics (DGSN, Ministère de l’éducation)  (ii) Traques, arrestations et poursuites judiciaires contre les auteurs de Fake news (environ 120 individus) pour rompre la chaine de propagation des rumeurs, eu égard à l’article 72 du code de la presse, et en vertu du projet controversé d’une  loi anti-Fake news(loi22.20), (iii)Des campagnes de sensibilisation et d’éveil via les chaines radiophoniques (Médi1) , la presse écrite(MAP, Tel Quel, l’Economiste….), la presse électronique(le 360, Médias24…), (iv)La limitation du nombre des transferts de message via les réseaux sociaux (Whatsapp) pour freiner la propagation des Fake news.

Il est regrettable de constater que le secteur de l’éducation n’a pas envisagé ni des ateliers ni des cours pour l’éducation aux médias et à la vigilance en milieu scolaire marocain. Ni les mesures coercitives, ni les campagnes médiatiques ne peuvent réussir à elles seules à résorber ce phénomène si elles ne sont pas accompagnées d’encadrement pédagogique et  de recherche académique.

En conclusion, la prolifération des rumeurs sur le coronavirus est un phénomène social à la fois global et local. Sa complexité exige une méthode pluridisciplinaire et invite à une approche pédagogique, en plus des mesures coercitives et des campagnes de sensibilisation médiatiques. Le contenu  et la forme de ce type de discours parasite, inclus dans un genre médiatique précis, révèlent chez les usagers une propension à la délinquance numérique et dévoilent le déni d’un état d’urgence sanitaire inédit  et inopiné, mêlé à une angoisse générée par un virus mortifère inconnu.

Il est certain qu’un jour la menace du Covid19 va disparaitre ou s’atténuer ; mais, celle des Fake news va persister et s’amplifier. D’où la pertinence et l’urgence d’une réelle pédagogie à la vigilance, à l’esprit critique et au discernement en milieux scolaire et éducatif.

Cette première lecture des rumeurs sur le covid19 dans le contexte marocain ne prétend nullement à l’exhaustivité et considère ses résultats comme provisoires en attente d’un corpus beaucoup plus élargi.

LES TROIS TAMIS DE SOCRATE

Un jour, quelqu’un vint voir Socrate et lui dit :

– Ecoute Socrate, il faut que je te raconte comment ton ami s’est conduit.

– Arrête ! Interrompit l’homme sage. As-tu passé ce que tu as à me dire à travers les trois tamis ?

– Trois tamis ? dit l’autre, empli d’étonnement.

– Oui, mon bon ami : trois tamis. Examinons si ce que tu as à me dire peut passer par les trois tamis. Le premier est de celui de la Vérité. As-tu contrôlé si ce que tu as à me dire est vrai ?

– Non; je l’ai entendu raconter, et …

– Bien, bien. Mais assurément, tu l’as fait passer à travers le deuxième tamis. C’est celui de la Bonté. Ce que tu veux me dire, si ce n’est pas tout à fait vrai, est-ce au moins quelque chose de bon ?

Hésitant, l’autre répondit : non, ce n’est pas quelque chose de bon, au contraire …

– Hum, dit le Sage, essayons de nous servir du troisième tamis, et voyons s’il est utile de me raconter ce que tu as à me dire.

– Utile ? Pas précisément.

– Eh bien, dit Socrate en souriant, si ce que tu as à me dire n’est ni vrai, ni bon, ni utile, je préfère ne pas le savoir, et quant à toi, je te conseille de l’oublier …


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