AZULPRESS – Mohammed Bakrim //
« Il ne filme pas ce qu’il voit, il filme pour voir »
J.-L. Comolli
C’est un rapport spécifique qu’entretient Robert Flaherty (USA,1884-1951) avec le documentaire. Pour beaucoup, il passe pour « le père du documentaire ». Mais c’est une formule qui mérite des précisions qui disent justement l’ambigüité d’une définition claire et nette du documentaire : s’agit-il d’une simple captation « mécanique », « objective » du réel ? Un regard d’un auteur sur une réalité ? Quelle part d’intervention de cet auteur via la mise en scène de ce réel « reconstitué » ?… Mais ce qui est certain c’est que Robert Flaherty occupe, en effet, une position centrale dans l’histoire du cinéma. On ne peut aborder une réflexion sur le documentaire sans passer par l’étape Flaherty illustrée notamment par ses deux films phares Nanouk, l’Esquimau (1922) et L’homme d’Aran (1932). Le retour à ses films apporte un éclairage pertinent et pédagogique au moment où nous assistons à un engouement pour le documentaire dans notre pays.
A l’origine, Robert Flaherty est un explorateur. En 1913, il va dans le grand Nord. Il emporte avec lui une caméra. Il réalise un film sur les Inuits. Il montre une version à un public restreint ; une cigarette jetée par mégarde détruit le négatif du film. en 1920, il repart dans le grand Nord avec la volonté de faire un autre film enrichi des remarques qu’il avait relevées à propos de sa première expérience : il avait remarqué en effet que les gens s’intéressaient plus à son voyage qu’aux populations qu’il voulait filmer. Cette nouvelle version donnera lieu au film culte Nanouk, l’Esquimau. Il filme non pas pour rapporter, mais pour raconter de leur point de vue la vie des Esquimaux. Les personnages deviennent ses collaborateurs et constituent autour de lui l’équipe du film. La thèse du film peut être résumée ainsi : ce n’est pas un film sur Nanouk mais un film avec Nanouk. Montrer les Esquimaux comme ils se voient eux-mêmes.
La volonté de Flaherty est de témoigner avant qu’il ne soit trop tard, de décrire les beautés et la majesté d’un peuple qu’il sait condamné. La lutte de cette petite famille dans la baie d’Hudson, là où il est allé comme explorateur avant de rencontrer Nanouk ; rencontre qui lui donnera l’idée et le projet d’un vrai film aude-là d’un simple enregistrement d’une exploration, mi-exotique mi-scientifique. Le film sorti en 1922 est accueilli avec succès ; c’est un discours qui se suffit à lui-même. « Je suis certain qu’on peut découvrir une grâce, une dignité, une culture, un raffinement que nous ignorons chez des peuples placés par les circonstances hors des conditions habituelles ».
Ce qui compte pour Flaherty ce sont les petits gestes quotidiens : un baiser esquimau, des glissades sur la neige, un repas, un enfant qui a trop mangé, un canoë qui délivre une foule de personnes cachées sous sa coque, la pêche sur la banquise… Et les paysages, la nature. Les beautés de la banquise, la brume qui court sur des terres lunaires, la mer en furie que l’on retrouvera implacable et vorace dans L’Homme d’Aran. Le territoire qu’arpente Nanouk est de la taille de l’Angleterre et Flaherty signe un poème visuel à la gloire de ses paysages inédits. Si le quotidien est amoureusement filmé par Flaherty, certains moments prennent des allures d’aventures épiques : la traversée de la banquise par la troupe des Itivimuits, le combat contre un éléphant de mer… des évènements qui font partie de la vie de Nanouk et des siens au même titre que ceux plus reposés, plus intimes qu’il filme ailleurs.
Ce qu’on retient de lui, c’est d’abord une démarche, une manière de faire et une vision. Pour lui, un réalisateur avec un équipement léger et une petite équipe suffisent à mener à bien un film. Flaherty est toujours son propre opérateur, il ressent le besoin d’être en contact direct avec son sujet, de réagir sans intermédiaire à ce qui se déroule sous ses yeux
Pour ce faire, il n’hésite pas à puiser dans le dispositif d’un film de fiction pour mettre en scène son documentaire. Le but étant de produire du spectacle avec des éléments du réel ; étonnement, émotion, moments forts, suspense…marquent par exemple l’écriture visuelle de Nanouk.
On peut parler d’une dramaturgie du documentaire qui se décline à travers quelques principes. La citation de Jean-Louis Comolli nous met sur une piste intéressante. Le moment important chez Flaherty- paradoxe pour un documentariste ( !) – ce n’est pas le tournage mais bel et bien le montage. Il filme beaucoup, mais c’est face aux rushes, avec la manivelle du montage qu’il réécrit le monde à travers les prises de vues. La caméra n’est plus un simple outil d’enregistrement ; le cinéaste doit faire le détour par la mise en en scène. C’est dans le geste même de la mise en scène que Flaherty, avec Nanouk et plus tard avec L’homme d’Aran, invente le film documentaire. Montage parallèle, scènes très découpées, reconstitution, casting… On est alors plutôt proche de ce que la télévision appellera plus tard, « docu-fiction ». Les parties de chasse sont filmées comme des scènes d’action : répétition, direction d’acteurs et montage.
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