Déserts de Faouzi Bensaïdi .. Pour l’amour du cinéma

  • Mohammed Bakrim//

«Comment peut-on aimer le désert?  Parce que c’est propre !»

In Lawrence d’Arabie

FAOUZI BENSAIDI ET MED BAKRIM

Quelle image se dégage du paysage cinématographique local où débarque le nouveau film de Faouzi Bensaidi, Déserts ? Titre qui en dit long avec sa forte charge symbolique et métaphorique.

Cette opportunité (la sortie du film) m’offre l’occasion pour rappeler et rectifier une hypothèse que j’avais avancée il y a quelques années quand j’ai parlé de la tendance à la bipolarisation du paysage cinématographique national. Plusieurs indices autorisent à parler d’un nouveau redéploiement de la production cinématographique.

Une bipolarisation en effet car nous avons d’un côté un genre consacré, la comédie sociale portée par des stars populaires (Aziz Daddas, Abdellah Ferkouss, Said Naciri) et de l’autre un cinéma estampillé d’auteur avec ses différentes variantes.

Deux pôles qui consacrent la disparition du cinéma du centre illustré jadis par ce que j’avais appelé « le groupe de Casablanca » avec une figure emblématique qu’est Hakim Noury, et qui a connu son apogée avec le tournant des années 1990.

Des personnages urbains, une thématique sociale forte et diversifiée portée par une assise artistique cohérente. Des choix qui vont assurer au cinéma marocain une légitimité sociale ou ce que l’on a appelé la réconciliation avec le public.

Quand je dis cinéma du centre, il s’agit bien d’une catégorie descriptive qui n’a rien à voir avec le cinéma du milieu dont on a parlé en France en 2007.

Il ne s’agit pas non plus d’un mouvement artistique cohérent mais d’une tendance regroupant un certain nombre de caractéristiques.

Il est né dans le sillage de la dynamique lancée par la refonte du système public d’aide au cinéma. Il se situe au centre d’un éventail qui va d’un cinéma d’auteur pointu toujours omniprésent depuis les courts métrages des années 1960, d’un côté, et un cinéma commercial qui n’a pas honte de l’afficher dès les films de Abdellah Mesbahi dans les années 1970.

Aujourd’hui, disons à partir de la sortie de la pandémie et surtout à partir de janvier 2023, cette hypothèse demande à être revue et rectifiée car la tendance s’est aggravée ; à la disparition du cinéma du centre succède un nouveau risque ; celui de voir l’aile gauche du paysage (grosso modo le cinéma d’auteur) disparaitre des écrans du pays.

Multipolaire au départ, bipolaire ensuite, on s’achemine vers un paysage cinématographique unipolaire.

L’horizon de la distribution et de l’exploitation est obstrué par la mainmise d’un genre sur un marché déjà très limité. Deux à trois films, inscrits dans le registre de la comédie sociale, s’accaparent les salles.

Des films ayant bénéficié d’un prestige international et d’un accueil critique local élogieux (primés à Cannes ou candidats aux Oscars) ont fait pâle figure, réduit rapidement au silence.

Beaucoup de producteurs ont été acculés à remettre aux calendes grecques la sortie de leur film attendant qu’un segment commercial soit libéré.

Nous assistons à un remake du scénario vécu par le cinéma égyptien avec l’émergence du phénomène Henidy et son irruption dans le champ cinématographique dans les années 1990.

Une nouvelle donne dont le coût majeur est la standardisation esthétique de la réception des films : le cinéma sur grand écran n’est plus que la continuation d’une grammaire narrative forgée par les séries télé avec à l’appui la mise en avant des stars issues justement du petit écran voire du Web (les fameux infulenceurs).

Face à une telle configuration, on comprendrait facilement pour quoi j’ai choisi de parler du cinéma de Faouzi. Un cinéma, avec de celui d’autres auteurs, que je vis comme un exil ou plutôt comme un terrain de repli stratégique pour mener une résistance face à la machine d’abêtissement et de désincarnation qui écrase l’ensemble des rapports sociaux.

Avec chacun de ses films, on sent l’intelligence bouger de quelques millimètres du bon côté.

Déserts (2023) en est une autre illustration éloquente. Il déplace sa caméra vers des espaces inédits du sud marocain avec des plans qui transcendent le réel immédiat vers des dimensions tragiques et épiques.

C’est la naissance d’un genre, le « Southern », l’équivalent marocain du western! Ce faisant Bensaidi filme un espace fortement codé par les tournages internationaux ; il revisite des lieux marqués cinématographiquement ; c’est-à-dire par une vision fortement teintée d’exotisme et de stéréotype ; une perception de grands espaces naturels ouverts sur l’aventure. Le dernier film en date est The Forgiven de John Michael McDonagh (2023).

Avec Déserts, c’est un nouveau droit d’existence de l’espace sur les écrans en mettant en avant une donne majeure : c’est un espace fortement socialisé ; les gestes, les récits les drames sont ancrés dans un environnement physique et social (les mineurs de Timhdite dans la première partie).

Une forme de décolonisation du regard ; une réappropriation de l’espace dans un exercice de souveraineté. Si le langage cinématographique est universel, les codes sont culturels (naissance du plan américain…le plan italien, le gros plan hindi ou égyptien).

Réhabilitation souveraine certes mais sans l’enfermer dans le cliché car il y a, aussi un travail de réinscription dans l’héritage de l’universalité cinématographique.

Le film est porté par une référentialisation cinéphilique indéniable à travers notamment un clin d’œil au maître du western, John Ford et son traitement de l’espace (La chevauchée fantastique (939) et des mouvements collectifs d’une communauté (Les Cheyennes 1963).

Bensaidi a réhabilité ses espaces, les libérant du cliché néo-orientaliste et les inscrit dans une nouvelle légitimité cinéphile en jouant sur la dialectique du proche et du lointain. Egarés dans le désert, il filme ses deux personnages dans des plans larges sublimes accentuant la dimension métaphysique de leur errance.

Vers la 85ème minute, Faouzi Bensaidi nous offre un plan fordien par excellence : Hamid et Mehdi à droite de l’écran, en haut de la falaise, regardent vers le bas une voiture, minuscule, de la taille d’une chenille dans l’immense espace désertique.

Comment ne pas penser aux Indiens et à la diligence dans La chevauchée fantastique ! Un hommage au cinéma que nous aimons et qui nous a créés.

La récurrence des plans larges, en outre, relève d’une pédagogie du regard : une invitation à libérer l’œil du tsunami visuel, lui proposer une sorte d’évasion tonique dans l’esprit du philosophe Alain : « c’est aux grands espaces que l’œil humain se repose. Quand vous regardez les étoiles ou l’horizon, votre œil est tout à fait détendu ; si l’œil est détendu, la tête est libre, la marche est plus assurée ; ne pense pas à toi ; regarde au loin».

Dès la scène d’ouverture, il énonce le programme. Deux personnages, on comprendra plus tard que ce sont deux collecteurs de dettes, tentent de se situer sur une carte posée sur le capot d’une vielle voiture. Le vent les empêchera de se repérer en emportant leur carte.

A un niveau dramatique, c’est l’entrée en scène de deux personnages déboussolés, sans repères.  Ils auront affaire à un espace convoqué comme protagoniste de leur déroute.

Au niveau de la réception du film, cette perte de repère est une adresse au spectateur d’entrer dans le film sans a priori, émancipé, libéré être prêt à l’étonnement, à la découverte, au voyage dans l’imaginaire.

La scène qui suit nous les restitue dans une nouvelle dimension. Il s’agit de la scène dans la chambre de l’hôtel. Bensaidi se plait à différencier les personnages par la réaction vis-à-vis de la lumière qui envahit leur modeste chambre.

L’un n’est pas du tout dérangé, il en a même besoin pour être rassuré (Hamid) et l’autre ne peut dormir avec cette lumière envahissante. Une structure désaccordant par le geste et l’attitude des corps ce que le plan fixe avait tendance à résorber. L’unité de façade est factice.

Déserts est porté par une esthétique qui réhabilite le vide, le silence, les temps morts pour mieux montrer les errements des personnages.

Les acteurs et leurs espaces sont traités comme une seule matière permettant au film de créer son propre langage. Nous sommes dans le cinéma du plan et non dans le flux des images des circuits dominants.

C’est un cinéma de l’attention pour mieux saisir les différentes facettes de la condition humaine à l’ère du libéralisme sauvage. Faouzi Bensaïdi privilégie les personnages à l’histoire ; et comme il aime et sait filmer les acteurs cela donne une belle synthèse qui transcende le drame au bénéfice de l’émotion. Sans voyeurisme : il aborde le monde dans la juste distance car c’est un cinéma où il ne s’agit pas de capter la réalité.

Le cinéma de Faouzi cherche plutôt à révéler une nouvelle réalité plus proche de la vérité que du réel. L’un des traits les plus singuliers du cinéma de FB, la recherche d’un point d’équilibre entre l’action (la première partie du fim) et la contemplation (toute la deuxième partie du film).

Contemplation qui passe par des plans fixes renvoyant à ce que Serge Daney appelle « le visuel » ; c’est-à-dire l’image comme un signe ne se référant qu’à lui-même ; un moyen d’accès possible à la vérité invisible des êtres et des situations (la nuit, le feu de camp : Hamid et Mehdi sont imprégnés par l’esprit du désert et se livrent dans une sorte d’autoréflexion).

Alors que la pratique dominante chez de nombreux réalisateurs est de créer de la signification entre des lieux et des sons par l’effet du montage (P1 + P2) c’est le cinéma de A+B = C, Faouzi Bensaïdi a tendance à condenser en un même cadre, dans Déserts plus que dans Volubilis, mixe comme disent les ingénieurs du son ; il opte pour la complexité ; l’unité composite d’éléments hétérogènes par le moyen notamment de surcadrage ou de l’irruption d’éléments insolites dans le plan.

On passe du cinéma de A+B= C (schéma narratif classique que Deleuze inscrit dans le cinéma de l’image mouvement) à un cinéma de A+B+C…cinéma de l’image temps pour rester dans le langage deleuzien.

Le grand théoricien explicite davantage en précisant que ce passage, de l’image mouvement à l’image temps correspond à l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes pour qui l’essentiel ne se situe plus dans ce qui est dit, dans ce qui est raconté mais dans ce que le cinéma a à dire de lui-même!

On ne peut comprendre la deuxième partie du film Déserts sans cette perception du cinéma qui avance par accumulation et non par la seule succession.

Quand la voiture de l’évadé fonce dans une sorte de nuage féérique, la séquence semble déconnectée de son tout ; il s’agit d’un moment stase, comme une transgression de la continuité filmique. Interrompre par une action inédite/insolite la continuité d’une scène classique.

Ici, c’est une continuité bousculée, défaite reflet d’une pensée du monde qui traverse tout le film ; une pensée d’un monde lui-même défait : la boutique de l’épicier démantelée car requestionnée par les collecteurs de dettes ; symbole fort de l’emprise des bailleurs de fonds sur les économies périphériques.

Un monde qu’on nous propose à travers « la mal nommée mondialisation » qui est en fait déchiqueté, sans foi ni loi. Le film réussit à nous le restituer comme des fragments de société qui flottent et se heurtent comme dans un naufrage.

Une esthétique loin de tout misérabilisme ou psychologisme. Malgré les apparences, les personnages ne sont pas enfermés dans des clichés. Ils sont portés par un courage éthique qui peut aller jusqu’au sacrifice (la scène de l’évadé remettant l’argent récupéré à Hamid et Mehdi).

Un geste qui aura une suite. Les deux compères revenus de loin, retrouvent leur véhicule et la route. Ils ne sont plus les mêmes, le désert les a changés. Le cap cette fois se dessine.

Mehdi sort une photo du côté cœur de sa veste ; la montre Hamid ; celui-ci la place sur le tableau de bord ; on découvre d’une manière énigmatique qu’il s’agit d’une femme. On comprend que cette photo est une forme de loyauté à l’égard d’un ami avec qui ils n’ont échangé aucun mot.

En la plaçant devant eux, c’est l’alternative à la scène d’ouverture : la femme est le GPS des hommes égarés ; la carte d’un monde sans carte. Se perdre dans le désert, pour mieux se retrouver.


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