AZULPRESS – Mohammed Bakrim //
« J’ai appris qu’un homme n’a le droit de regarder un autre de haut que pour l’aider à se lever ».
Gabriel Garcia Marquez.
Comment parler de sujets graves, tels la mondialisation, la fracture sociale, l’opportunisme voire l’arrivisme et la trahison, avec légèreté et humour ? C’est le pari, disons-le d’emblée, réussi, du cinéaste américain d’origine iranienne, Ramin Bahrani, avec son nouveau film, The White tigger (une production Netflix, 2021). Pari réussi car légèreté ne signifie pas obligatoirement superficialité. C’est plutôt une manière, un traitement qui débouche sur une mise en scène ouverte et tonique. D’autant plus que Bahrani est un habitué de sujets à forte connotation sociale, voir par exemple son opus, 99 homes (USA, 2014) abordant la question des expulsions…
Le récit du film peut être présenté comme le success story (définition : Récit ou analyse, à la fois chronologique et synthétique, de la réussite d’une personne) d’un enfant issu des « castes inférieures », au sens fort qu’il a en Inde ; enfant programmé pour être éternellement pauvre, acculé à servir ceux d’en haut ; être au service des maîtres. Un esclave dans une société drapée dans les oripeaux de la modernité. Pour s’en sortir, « les pauvres n’ont que deux voies : le crime ou la politique » comme le dit explicitement le protagoniste du film. Pour lui, ce sera une success story qui se présente comme une revanche froide, calculée. Une double revanche si j’ose dire. Sur le plan diégétique (le contenu du récit, le signifié) puisque on suit son parcours d’un enfant pauvre de la campagne, à un jeune chauffeur au service des « nobles » pour finir comme patron d’une start up florissante dans le domaine du transport urbain. L’autre revanche est sur le plan du récit comme contenant (le signifiant) puisque c’est lui qui porte la narration ; c’est son point de vue qui nous guide dans les méandres d’une histoire aux multiples références, culturelles, ethniques voire également cinématographiques. Pour les cinéphiles, le film renvoie à deux films qui nous parlent de cette Inde fracturée ; on peut le voir comme une combinatoire entre l’ambiance obscure et tragique de Shaitan, thriller de Bejoy Nambiar ( Inde, 2011) et de Slumdog millionnaire, la comédie sociale de Danny Boyle (Canada, 2008) qu’il rejoint dans son approche qui ne manque pas d’humour et de satire pour approcher une rélaité triste.
Il s’agit donc de l’histoire de Balram Halwi. C’est lui que nous découvrons dans la séquence d’ouverture, installé dans nouveau statut de patron. Un patron de l’ère de la mondialisation et sa figure de proue, la Chine. Balram suit à la télévision l’arrivée du dirigeant chinois en Inde. Il décide de lui écrire pour le rencontrer et lui raconter son extraordinaire ascension, son histoire qui peut se lire comme une mise en abyme de success story de tout un pays. Deux histoires en parallèle qui disent in fine une nouvelle donne ; celle de l’arrivée, sur le podium de la domination mondiale, de l’homme jaune et de l’homme brun. C’est le projet de cette rencontre qui lance le récit avec une narration marquée par l’omniprésence de la voix off et qui joue sur une temporalité éclatée : flashback ; saut dans le futur, freeze frame (arrêt sur image)…Le statut de chauffeur va être mobilisé dans un double registre ; dramatique puisque c’est l’enjeu de l’action, l’objet du désir de l’actant (devenir chauffeur, et s’y maintenir) et sur un registre esthétique car les déplacements du héros dessinent la configuration spatiale du film et nous permettent de voir avec lui et/ou grâce à lui plusieurs facettes de l’Inde aussi bien dans sa géographie physique (ville, campagne) et sociale : les lieux visités par le héros disent la profonde fracture de classes. Notamment à travers un microcosme que représente la famille que rejoint Balram comme chauffeur quasiment une intrusion dans un univers cloitré dans ses mœurs nourries de manipulation (détournement de slogan comme avec « la leader socialiste » et de corruption (la circulation de l’argent à la veille des élections est un commerce florissant). Une intrusion par le trou de la serrure que représente le regard de Balram. Une métaphore qui remonte à Jean Cocteau qui dit de l’appareil de prise de vue que c’est « l’œil le plus indiscret du monde » ; l’art du cinéaste, dit-il, est « l’art du trou de serrure. C’est par ce trou de serrure qu’il faut surprendre la vie ». Balram est témoin de ce monde dont il va finir par adopter la logique et en intégrer le système.
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