Ciné-club : La télévision de Ramadan..Larmes et lutte des classes

AZULPRESS Mohammed Bakrim

La mort de Si Tayeb, figure de la morale incarnée, renvoie à la crise des valeurs que connaît la société et à l’impasse d’un type de discours omniprésent dans l’espace public.

le feuilleton, Les filles du concierge 

On a beaucoup pleuré ce ramadan à la télévision. Après le rire…les larmes. Et ce ne sont pas des « larmes de regret » pour les annonceurs et certains producteurs. Et surtout pour la première chaîne qui vient d’enregistrer un ramadan exceptionnel en termes d’audience, notamment avec son programme phare de cette années, le feuilleton, « Les filles du concierge » ou dans une traduction littérale « les filles du gardien ». Un programme qui rend compte du tournant qu’en train de connaître la fiction télévisuelle. Il est un indicateur d’une tendance qui confirme que nos télévisions entrent dans la standardisation de leur production. Désormais, il y a un canevas dans lequel il faut s’inscrire.

Le rire à tout prix a montré ses limites ; les sitcoms à la marocaine ne marchent plus. Illustration flagrante avec l’échec cuisant de Dar Lahna (foyer de la tranquillité) où la greffe des anciens (El Jem et Nezha Regragui) et des nouveaux, n’a pas tenu ses promesses. Reste le cas Hassan El Fed qui demeure une assurance tout risque, avec un humour pensé, intelligent même si la formule de la capsule s’essouffle, épuisée au niveau de la mise en scène.

La fiction amazighe dans sa version de Souss a créé l’événement cette année avec le feuilleton Ali Baba ; suscitant intérêt et polémique. Succès fruit de ce qui fait la force de frappe originelle la fiction amazighe, filmer le terroir  avec une dominante ethnographique. La narration amazighe reste donc attachée au paradigme qui l’a vue naître et semble buter sur l’urbanité, incapable de produire un récit urbain fédérateur (à l’instar du célèbre Ouach, téléfilm de Brahim Chkiri). Un retour aux sources qui dit aussi que l’imaginaire de cette écriture reste marqué de nostalgie ; nostalgie d’un monde perdu, celui des contes et légendes.

L’événement télévisuel de ce ramadan reste donc le feuilleton Les filles du concierge, une réalisation de Driss Roukh, comédien de talent reconverti dans la mise en scène. Fiction événement car elle est tout simplement devenue un phénomène de société. Un drame contemporain aux dimensions humaines variées jonglant entre problèmes intimes et relationnels. Véritable microcosme de la société marocaine permettant à tout un chacun de s’y retrouver. Le scénario des Filles du gardien pèche, par endroits, de lacunes : incohérence,  recours à deus ex machina (définition : Personnage, évènement dont l’intervention peu vraisemblable apporte un dénouement inespéré à une situation sans issue ou tragique), invraisemblance… Même si la vraisemblance n’est pas, pour moi, le critère fondamental pour évaluer une fiction : l’essentiel est sa cohésion interne.

le feuilleton,  Les filles du concierge 
le feuilleton,  Les filles du concierge

Ceci dit la réussite du feuilleton me semble être portée par des facteurs dont certains transcendent le niveau dramatique. Le feuilleton a fonctionné comme révélateur social ; il est l’expression d’une société fragmentée, en désarroi.  Bnat Alassass nous ainsi servi la lutte des classes à domicile, à l’heure  de grande écoute. Rappelant à notre bon souvenir que les riches et les pauvres existent ; comme l’exclusion ; la cupidité ; le sentiment de vengeance…bref un jeu de société aux lois implacables. Le point paroxystique est une image forte celle où le docteur Adil (Mouhcine Malzi) ramène un chèque réparateur à la famille du gardien : une scène emblématique comme si on assistait à une reconstitution fictionnelle des scènes vécues dans le cadre de l’Instance équité et réconciliation où les victimes ont été indemnisées. Adil s’est même payé le luxe d’un discours aux allures politiques : « cette indémnité est un dû,  c’est votre droit ». La fiction rejoint ainsi une certaine actualité du pays (les années 2003/ 2004).

L’autre élément qui a joué dans la réussite du feuilleton relève de la mise en scène. Driss Roukh a réussi une synthèse entre un dispositif théâtral (construction scénographique) et une esthétique audiovisuelle qui flirte parfois avec des genres cinématographiques comme le thriller.  Le dispositif théâtral a joué sur la surdramatisation de certaines scènes aidé en cela par m’investissement généreux  des comédiens notamment de poids lourds de la fiction marocaine que sont Mouna Fettou, Aziz Hattab, Dounia Boutazoult et Souad Khouyi, avec la confirmation de talents émergents comme Sandia Tajeddine. Nous avons assisté, ce ramadan, à l’une des meilleures interprétations, si ce n’est la meilleure interprétation de Mouna Fettou tout support confondu (cinéma, télévision, théâtre).  Elle se meut avec aisance d’un registre à l’autre ; elle a réussi à tenir un juste équilibre entre le rôle et le personnage (quand elle avait incarné la méchante dans un précédent travail, le rôle a écrasé le personnage au détriment du jeu libre de la comédienne). Interprétation qui a rayonné sur ses autres partenaires qui ont été comme « contaminés » par son aisance et ont montré une joie à lui rendre la réplique. Aziz Hattab a souffert de manque d’espace ; ici le rôle (incomplet au niveau de son écriture) a très vite réduit la zone d’action du personnage. Souvent, il a été obligé de faire vite pour laisser la place à l’une des figures féminines qui l’entouraient. En outre, son arrestation  au lieu de lui permettre d’étaler d’autres facettes de son jeu (éventuellement au commissariat lors de l’interrogatoire, au tribunal…) donne l’impression qu’on a cherché à s’en libérer.

Dans le système imbriqué des personnages, la mort de Si Tayeb, figure de la morale incarnée, renvoie à la crise des valeurs que connaît la société et à l’impasse d’un certain type de discours omniprésent dans l’espace public. Est-ce une manière pour la fiction de signifier l’échec du discours moralisateur, et la défaite du référentiel sacré devant l’impérialisme du profane (argent, vengeance, amour haine) ? La connotation politique d’une telle lecture est certainement trop ambitieuse quand on connaît la sagesse de notre télévision. La disparition prématurée du personnage qui porte bien son nom (Tayeb/ le bon) a suscité de l’émoi au-delà de la ménagère de soixante ans et a enflammé la toile au point que la télévision a jugé de salubrité publique  d’inviter à son  journal Mansour Badri, le comédien, par qui les larmes sont versées. « Pleure Ô pays bien aimé » !


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