!Ben Barka c’est aussi une affaire de cinéma 

AZULPRESS- MOHAMMED BAKRIM

Il y a 55 ans Ben Barka se dirigeait vers la brasserie Lipp, Boulevard Saint Germain Paris. Pour la dernière fois. Le cynisme de l’histoire a fait que le leader en exil de l’opposition marocaine disparaisse au moment où il avait rendez-vous avec un cinéaste pour le tournage d’un film.

Ben Barka était-il cinéphile ?

Entre les mathématiques et la politique y avait-il encore une place disponible dans son « disque dur » pour la culture, les loisirs et autres plaisirs de la vie ?  Son parcours est porteur d’interrogations sans réponses, auxquelles nul ne peut répondre catégoriquement ; ce qui est certain c’est qu’il était conscient du rôle que peut jouer le cinéma dans la panoplie de moyens qu’il mobilisait dans son combat international contre l’impérialisme. La preuve s’il en faut, c’est son acceptation de venir à ce rendez-vous parisien dans le but justement de discuter du projet d’un long métrage consacré au mouvement de libération dans le tiers monde avec son apport comme figure emblématique de ce mouvement.

Projet qu’on lui a présenté légitimé par des noms prestigieux du cinéma français : Marguerite Duras était pressentie pour l’écriture et Georges Franju pour la réalisation. Franju (1912-1987) auteurs de plusieurs films dans la lignée de ce que Truffaut avait appelé la qualité française, basés notamment sur l’adaptation de grands titres de la littérature française comme La tête contre les murs ou Thérèse Desqueyroux. Ce sinistre vendredi du 29 octobre 1965, il était attablé à la brasserie Lipp du Boulevard St Germain. Il avait rendez-vous justement avec le leader marocain venu spécialement de Suisse pour parler du film. On sait ce qu’il en adviendra : Ben Barka ne franchira jamais le seuil de la brasserie. Interpellé par des gaillards qui se sont présentés avec des cartes de la police française, confiant il les suivit pour ne plus jamais réapparaître.

La légende rapporte que Franju a depuis lors cessé de prendre de l’alcool, Ben Barka a été arrêté presque sous ses yeux,  exprimant ainsi un malaise qui n’est pas seulement le sien. Mehdi a disparu, enlevé pour la  cause (aussi) du cinéma.

Une dette qui explique certainement que Ben Barka soit devenu un objet de désir cinématographique et/ou audiovisuel. Cette page tragique, empreinte d’ambigüités et de complexités a été revisitées par le cinéma et la télévision…avec des bonheurs divers. L’intérêt n’étant pas toujours inscrit dans la transparence de la recherche historique et du témoignage artistique. A une exception près, en l’occurrence l’excellent documentaire « Ben Barka une équation marocaine » de Simone Bitton, on peut dire que si Mehdi Ben Barka demeure une énigme politico-policière entre le Maroc et la France, il reste fondamentalement le titre de l’image manquante de notre imaginaire. Une lacune à combler dans le sillage du travail politique, social et culturel de réhabilitation de la mémoire collective, entamé et inachevé avec le début du nouveau règne.

Si toute une recherche approfondie reste à mener, un bref  flashback nous apprend que le cinéma s’est intéressé  très tôt à ce qui a été convenu d’appeler « l’affaire Ben Barka. Au début des années 1970, tout ce que le Maroc comptait comme intelligentsia était animé à son arrivée à Paris d’une grande curiosité, découvrir un film devenu mythe car il était interdit de sortie marocaine, L’attentat d’Yve Boisset (1972). On chuchotait sous le manteau qu’il y avait un film qui traitait de Mehdi Ben Barka. Le film en fait s’est inspiré de l’événement encore « chaud » pour élaborer ce que la critique appelait à l’époque « une fiction de gauche » et dont Yves Boisset était un parfait spécimen : des idées généreuses de progressisme portées par une forme cinématographique « hollywoodienne » : récit transparent, stars…Le film faisait allusion indirectement à « l’affaire » en racontant l’enlèvement à Paris d’un dirigeant progressiste du sud, Sadiel, interprété par Gian Maria Volonte ; en fait tout le monde comprenait qu’il s’agissait de Ben Barka. En face il y avait Michel Piccoli dans le rôle trop proche de l’allusion à Oufkir. C’est ce que les services de la censure marocaine avaient vite compris  et le film fut interdit…créant un mythe et excitant la curiosité des cinéphiles et des politiciens. Tout le monde s’accordait cependant à dire que le film (ou le roman) de Mehdi était encore à venir.

« J’au vu tuer Ben Barka » (2005) de Serge Le Perón, ne répond pas non plus à cette attente mais apporte des indices significatifs sur la vision du sujet de la part des autorités marocaines. D’abord c’est une co-production maroco-française, le film bénéficiant même de l’apport du fonds d’aide relevant du Centre cinématographique marocain. L’Etat n’hésitant pas à financer un film sur un sujet tabou. Ensuite ce sont des comédiens marocains que l’on voit interpréter des protagonistes célèbres de l’affaire, Abdellatif Khamouli dans le rôle de Dlimi par exemple. Le film centre son récit sur le point de vue d’un sujet français à savoir Georges Figon qui est justement censé produire le fameux projet du film sur la décolonisation qui va finalement s’avérer un piège tendu au leader marocain.

  Le film de Le Peron cherche à cerner l’évolution psychologique et dramatique de ce personnage énigmatique qui est George Figon ; c’est un récit subjectif : son corps ouvre le film et sa voix en porte la narration ; un héros tragique qui finit par rencontrer un autre héros d’une tragédie historique, Ben Barka. Dans sa dramaturgie, le film emprunte d’ailleurs à la tragédie sa progression avec un prologue, trois actes et un épilogue. Son esthétique est marquée par une double référence : au film noir dans sa variante française tendance Jean-Pierre Melville et au documentaire notamment dans le traitement des archives d’époque.

Le titre du film induit une hypothèse qu’il ne vérifie pas : on ne voit personne voir tuer Ben Barka. Cela se passe hors champ. Figon suit effectivement la voiture qui enlève Ben Barka, arrivée à la villa-prison, il reste au rez–de-chaussée avec les ripoux français qui ont enlevé Mehdi. On entend du bruit (en quelque sorte les Marocains entre eux), Figon a même eu un malaise (c’est l’intellectuel qui sommeille en lui qui se réveille au bruit de l’horreur ? Métaphore de la conscience française devant le drame qui s’accomplit ?). Figon ne verra rien et nous non plus. Ce choix de privilégier le hors champ ne sera pas adopté dans l’épilogue où le film reconstitue la liquidation physique des principaux acteurs de la disparition de Ben Barka y compris pour montrer l’explosion de la voiture de Dlimi, annoncé pourtant officiellement comme étant victime d’un accident de circulation.

Le documentaire sauve l’honneur

La télévision, française notamment,  s’est emparée bien sûr du sujet.  Le traitement réservé au sujet est révélateur des mœurs  en vogue dans le PAF. Peut-être que le titre du dernier reportage en date, L’obsession (France 3, 2015) résume bien l’angle d’attaque qui guide les soi-disant enquêtes menées autour de l’affaire : une obsession les anime, celle de s’en prendre au régime monarchique marocain au détriment des faits historiques et de la complexité des imbrications multiples que l’affaire suppose. Un règlement de compte attisé par les déboires enregistrés par le journalisme d’investigation à la française suite au scandale Laurent-Graciet. Le « film » de France 3 diffusé le premier octobre 2015, anticipant les célébrations du cinquantenaire de  la disparition de Mehdi Ben Barka est la preuve des limites de ce pseudo-journalisme d’investigation animé d’emblée d’un parti pris flagrant. Le fait même qu’il s’ouvre sur des images volées le décrédibilise et le situe dans la logique de ceux qu’il est censés dénoncer.

Un film, un vrai, sauve l’honneur  du genre (le documentaire)  et du média (Arte) qui le produit. Le film, Ben Barka, l’équation marocaine de Simone Bitton (84 mn ; 2001), avec Zakya Daoud comme consultant historique et la très belle voix off de Souad Amidou. Le film est construit autour de l’articulation réussie de témoignes de personnalités politiques, de la famille de Ben Barka, d’images d’archives, et du commentaire.

« Je voulais retrouver l’image tragique et lumineuse d’un homme que ses assassins avaient voulu non seulement éliminer, mais effacer de l’histoire. Et à travers cette image, je souhaitais apporter ma contribution à l’œuvre de défrichage historique à laquelle s’attelle aujourd’hui toute une génération de Marocains» nous dit Simone Bitton. La sortie du film coïncide en effet avec les premières années du nouveau régime marquées notamment par un important effort de réhabilitation de la mémoire collective à travers ses signes les plus marquants. L’ouverture du système politique a été accompagnée d’initiatives visant la réconciliation nationale avec l’action menée notamment par l’instance équité et réconciliation. Le film de Simone Bitton apporte sa contribution à ce mouvement d’une manière spécifique en mettant en avant principalement un regard et une démarche artistique. Le film est et reste une œuvre d’auteure. Une marocaine qui tient à témoigner par l’outil qu’elle maîtrise, le cinéma. On est dans les règles du genre, le documentaire historique. Mais ce n’est pas une écriture neutre, c’est un regard et un point de vue, sans a priori sauf celui de l’humanisme, de l’empathie et de la transparence. Les témoignages sont filmés avec distance et retenue. Les plans des trois sœurs de Ben Barka Zoubida, Zhor et Saïda –toujours filmées ensemble- sont tout simplement sublimes tant ils nous disent cette marocanité qui s’exprime sans emphase ni discours formaté ; la spontanéité et l’humilité. A l’instar des larmes versées par des militants chevronnés, filmés avec dignité : le dirigeant communiste, Feu le camarade Abdellah Layachi, ému quand il rapporte les massacres lors de la grève de solidarité avec Ferhat Hachad…ou encore les larmes de Mohamed Frej,  militant ittihadi et compagnon de Mehdi Ben Barka. Dès les premiers plans le film revendique son ancrage dans un terroir, dans un environnement qui est le sien. L’espace de la ville et la musique populaire accompagnent cette visite dans la mémoire ; une mémoire enfin libérée. Les plans sur les enfants, récurrents dans le film, sont un hymne à l’avenir.

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