- Mohammed Bakrim //
Sofia Alaoui aime le Haut Atlas, notamment son versant oriental, du côté d’Azilal ; elle est attirée par la langue amazighe qu’elle aborde comme une composante de cet espace dont elle a fait son thème de prédilection. Une terre et une langue qui lui permettent de vivre certainement un sentiment d’étrangeté symbolique qu’elle exprime dans ses scénarii par le choix d’aborder « l’étrange » qui envahit subitement le quotidien ; qui vient en marge du « naturel ». Aborder le « surnaturel ». Ces lieux d’altérité absolue, sont aussi le lieu d’une quête de spiritualité à travers la récurrence de figures à forte charge énigmatique : la montagne, le ciel, l’aube ; des sons et des bruits ; les animaux excités ; des humains égarés. Des figures de Surnaturel, de fantastique que nous retrouvons abordés aussi bien dans son court métrage, Qu’importe si les bêtes meurent (2020) que dans son premier long métrage actuellement à l’affiche, Animalia (2023). Ce déplacement dans l’espace permet à Alaoui de mettre en place un système narratif et esthétique spécifique qui se distingue du cinéma sur-urbain des autres cinéastes de sa génération ; Animalia peut passer en quelque sorte pour le contre-champ des Meutes de Kamal Lazrak ou de Reines de Yasmine Benkiran.
Des éléments récurrents qui font dialoguer ses deux films : voir les deux affiches chargées pratiquement des mêmes motifs « impressionnistes » créant, au seuil du récit une atmosphère énigmatique.
Certes c’est un cinéma de grands espaces qui néanmoins se révèle un cinéma de voyages intérieurs ; partir pour se retrouver : dans la scène finale de Qu’importe si les bêtes meurent on voit Itto prendre la décision de partir, refusant l’enfermement / confinement ; à bord de son triporteur, elle fonce vers son destin. Dans Animalia, on retrouve les mêmes éléments dramatiques : un personnage féminin, avec le même prénom, Itto. C’est une jeune femme amazighe issue d’un milieu modeste, mariée à un jeune issu lui de la haute bourgeoisie. Des animaux, là-bas (le court) des bêtes qui donnent son titre au film, ici (le long) le monde animal est omniprésent dès le titre : des chiens et des oiseaux notamment.
Et puis, il y a le triporteur, élément narratif par excellence et qui donne aux deux films une certaine continuité. Il offre au récit une dynamique de mouvement et permet surtout de mieux cerner le personnage. A un certain moment plein de désespoir et d’incertitude Itto crie « mon triporteur ». Au sens sémiotique, il fonctionne comme un adjuvant, libérant le personnage ; lui offrant une maitrise de l’espace. Un espace dichotomique (intérieur versus extérieur) et polysémique ; c’est le déplacement d’Itto qui lui donne sens. L’espace initial (le palais de sa belle-famille) est celui de la réclusion. On découvre Itto dans son nouveau monde. Les premiers plans accentuent cette dimension d’extériorité et de dépaysement : une caméra mobile avance dans des couloirs vides comme dans un labyrinthe ; un décor en soi, pour soi qui fait d’Itto une étrangère malgré un mari aimant (le seul moment intime et de rapprochement c’est quand le couple est filmé à l’extérieur près de l’eau et de la montagne qui elle). Les plans d’intérieur sont surchargés de décors et de symboles de richesse.
Un style baroque qui exacerbe le sentiment d’enferment. Itto se réfugie dans des images reçues par médias… avant qu’un élément extérieur ne vienne déclencher un bouleversement de cette vie de réclusion. Toute la famille étant invitée ailleurs chez un baron de la région, Itto se retrouve seule. Mais une succession d’événements vont transformer sa vie ou plutôt vont la renvoyer à donner un sens à sa vie. Il y a une sorte d’Etat de siège qui est installé. Les gens fuient. L’irruption de ce phénomène inexpliqué donne au récit une dimension fantastique. La narration est menée du point de vue d’Itto. La mise en scène organise le développement de l’information à travers une économie du regard ; du jeu sur le visible et l’invisible ; l’articulation du champ et du hors champ. Le phénomène étrange est en effet renvoyé hors champ. Une seule fois, dans un très beau plan, on voit ce que voient les deux personnages, Itto et son compagnon de voyage, le jeune employé de l’hôtel (interprété par le même acteur qui joue dans le court métrage). Compagnon, guide, mentor et sur-moi éthique : il fait une remarque très pertinente sur l’usage de la langue amazighe : « tu parles tachelhit, lui-dit-il quand ça t’arrange ? »
Voyageant à la recherche de son mari, elle fait des rencontres (le film verse un peu dans les clichés « sociologiques ») qui accentuent ce sentiment d’errance et ouvre la voie à une quête à travers un symbole fonctionnant comme un repère : le chapelet. Dès le début du récit on découvre Itto comme une croyante pratiquante. Cependant, l’irruption de signes étranges accentuent son malaise. Si le film ne s’enferme pas dans les codes d’un genre, ni science-fiction (il n’y a pas de monde ni de personnages parallèles) ni fantastique pur et dure, il en crée l’atmosphère (voir le regard hors champ de l’affiche). Itto est en attente de quelque chose ; situation confortée par la grossesse du personnage (l’arrivée du bébé clôt par ailleurs le récit). Des échanges brefs avec son mari donnent un aperçu sur le questionnement de sens que vit Itto (le rapport à dieu ; y a-t-il un sens pour chaque chose ?). Des moments d’incertitude qui informent également sur l’esthétique du film.
D’un point de vue théorique en effet, « la signification du fantastique est d’exprimer une crise du sens et de la perception du monde. » Cette dimension est parfaitement restituée dans les deux premiers tiers du récit. Une crise de perceptive passe par une ambiguïté des signes à l’œuvre dans les images du film. Il n’en est pas de même dans la suite. Quand, le voyage quitte le Haut-Atlas pour aboutir à la plaine, à la ville (Khouribga), au niveau du scénario on entre dans ce que les Américains appellent le troisième acte. Il est le moins abouti du film : profusion d’informations, inflation de clins d’œil ambigus (le rapport entre Itto et Noor)…Ainsi, un plan singulier, par son caractère profondément indéchiffrable où en pleine prière collective, Itto jette son chapelet et court dans le pavillon des hommes de la mosquée retrouver son mari. Alors que la jeune femme court, un plan laisse entrapercevoir une apparition troublante, celle de l’oiseau. Le statut du plan demeure au premier abord indécidable. L’arrivée du bébé offre une issue au niveau du couple mais n’éclaire pas davantage le récit.
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