Journal intime de Chrif Tribak: Esthétique du huis clos

Mohammed Bakrim

« Le grand paysage du cinéma qui dit tout ou rien, c’est le visage humain »

Costa-Gavras

Chrif Tribal aborde le réel de biais ; il n’est pas dans la confrontation directe avec le présent (tendance réalisme social) ; il préfère en parler par des histoires du passé ; un passé récent : les mutations de la famille dans une ville du Nord, au tournant de l’indépendance dans les années 1950 (Petits bonheurs,2015 ) ; le mouvement estudiantin dans les années 1980/1990 (Le temps des camarades, 2008) ; les chagrins d’amour et de ruptures d’un jeune des années de la fin du siècle dernier avec son dernier opus, Journal intime…

Interroger les aléas de la modernité à partir du paradigme de l’individu qui cherche à s’inscrire comme Sujet social par l’expression et l’accomplissement du désir.

En convoquant le passé pour parler du présent, il libère le spectateur de la contemporanéité ; de l’actualité des sujets «forts » pour l’inscrire dans une posture de réflexion/ contemplation devant des drames intimes mais non déconnectés de la grande histoire.

Un cinéma prônant une forme de distanciation qui ouvre la pensée sur des lectures plurielles à partir des éléments visuels-sonores qui portent le récit…

Une démarche caractérisée par une certaine cohérence, née certainement de son parcours cinéphilique (c’est un enfant des ciné-clubs).

Cohérence dans les choix des lieux (le nord), du casting (beaucoup de jeunes et de nouveaux visages) au niveau des thèmes (prédilection pour l’intime) et une focalisation sur une génération, les jeunes, la sienne en particulier.

En effet, Cherif Tribak travaille beaucoup le rapport avec les acteurs.  En amont déjà, au niveau du casting qui peut passer pour sa marque de fabrique.

Beaucoup de jeunes de la région, Larache Chefchaouen, Tétouan lui doive leur premier rôle. Fidèle à ses comédiens, Il forme une sorte de troupe à qui il fait appel de temps en temps. C’est le cas notamment avec Messaoud Mouhcine, Anissa Laanaya, ou Farah El Fassi…

Journal intime met en scène une galerie de personnages qu’on va découvrir dans leur intimité. S’il est question de journal intime dans le récit (il y en a au moins deux) le film lui-même se laisse voir/lire comme un journal intime dont les séquences se déclinent comme des chapitres d’un roman. Hypothèse rendue crédible par la voix off qui accompagne le personnage féminin dans la scène finale.

Le journal d’un destin brisé dans la nuit mais surtout celui d’une génération face à l’altérité absolue, celle de l’amour. Nous avons une série de couple Ahmed – Houda ; Nordine- Naima ; la sœur d’Ahmed et cet inconnu au téléphone.

Des personnages dont les destins se croisent dans un lieu ; une petite société filmée pratiquement en huis clos : la maison d’Ahmed ; l’appartement de Nordine. On ne voit pas beaucoup d’extérieurs.

Sinon   des extérieurs sans horizon, aucune perspective ; murs, murailles ; rideaux fermés. La rue est le lieu du risque : le regard des autres, le harcèlement qui débouche sur le viol… les personnages ne sont pas abordées de façon naturaliste ; Tribak filme plutôt une chronique ; l’interaction de diverses figures renvoyant à des types qui n’obéissent pas au schéma canonique d’un récit classique (les bons, les méchants, les héros, les intrigants…).

Ici, ce sont des tranches de vie découpées/prélevées le temps d’une longue journée de désir inaccompli.

Il n’y a pas d’intrigue majeure ; même si la scène finale (celle du viol) apporte un hiatus et déporte le film en tant que récit vers une autre dimension qui pose de nombreuses questions d’ordre esthétique voire moral…alors même que les prémisses étaient porteuses d’autres promesses dramatiques.

Elles posent notamment un défi présent en amont déjà au scénario et se pose davantage à la mise en scène est celui de filmer un rendez-vous amoureux rendu quai impossible par les pesanteurs sociales, la doxa (le regard des voisins), les complications psychologiques inhérentes au profil de chacun des personnages.

C’est dans ce sens que j’aime beaucoup la séquence d’ouverture. Car elle est très cinématographique dans sa conception et dans sa réalisation (c’est elle qui a séduit certainement le jury de Mouftakir).

Elle pose notamment la question du  traitement de l’espace ; un espace très fragmenté : le couloir, la cuisine, la chambre de la jeune fille.

Cela nous interroge autant sur le découpage autant que sur le rythme du huis clos. Comment ne pas ennuyer un spectateur dans un espace a priori invariant ? Comment renouveler toujours son regard?

La séquence est portée par le geste fondateur du huis clos, à savoir ouvrir, fermer la porte .

Le personnage (Ahmed) est sans cesse conduit à ouvrir, à fermer des portes. Mais comment est annoncé cet huis clos ? Pour nombre de films inscrits dans ce registre, les cinéastes mettent en avant une scène (extérieur jour ou nuit), avec un plan large pour signifier l’isolement, la singularité du lieu qui va abriter le drame, placer ainsi la séparation entre l’espace délimité et le monde du dehors, en introduisant ce lieu depuis l’extérieur (avec un travelling avant ou une simple ellipse).

Cette façon de faire disons classique ou académique vise une double fonction : informer, donner à voir le contexte (le référent) et vise à nous apporter une première clé narrative.

Avec Journal intime, Chrif Tribak procède autrement ; il nous met d’emblée en intérieur en évacuant vers le hors champ le monde extérieur (le contexte référentiel) que nous imaginons en suivant le regard du personnage principal qui ouvre le film, Ahmed regardant dans la fenêtre vers le dehors.

Regard renforcé par le hors champ sonore qui ramène dans le plan l’existence d’une vie (jeu d’enfants). Très vite ce regard excentré sera rompu pour être concentré sur ce qui sera la gestion du conflit dramatique : comment réunir les conditions de la réussite de son rendez-vous.

Dans la continuité du même plan, il entame un second mouvement similaire pour nous permettre de le suivre cette fois vers la porte d’entrée de l’appartement.

Dans cette introduction ; Chrif Tribak définit la délimitation de l’espace diégétique. Le plan en mouvement initial avec l’usage de la profondeur de champ circonscrit véritablement le lieu par des informations socio-culturels sur le milieu de vie du protagoniste et accentue sa caractérisation par des mouvements explicatifs (il va, il revient, il hésite) et par un jeu de regard fuyant sans cesse.

Ce faisant, il nous permet d’appréhender la géographie physique et humaine de l’appartement (la très belle scène de l’arrivée de la mère), en observant les liens entre les espaces par le passage d’Ahmed (de la porte d’entrée à la cuisine ; du couloir vers la chambre de sa sœur…).

Traitement d’un espace fragmenté ; un autre défi de mise en scène également, la gestion du rythme du huis clos. Nous avons affaire à un rythme qui donne le temps au temps en quelque sorte (il y a la présence d’une horloge murale qui signifie le passage du temps), le temps du récit épouse pratiquement le temps de la narration dans de nombreuses scènes.

Le récit filmique produisant autant ses moments de tension dramatique que ses temps morts. C’est la vie elle-même qui se déroule, le réalisateur ne postulant pas à une gestion rigide du temps (il est significatif que l’horloge dans l’appartement de Nordine ne fonctionne pas : une indication sur le personnage complétement hors-temps !).

La séquence d’ouverture dans son ensemble est d’une durée de près de dix minutes, comptabilisant 14 plans, presque une moyenne d’une minute pour chaque plan. Ce qui nous donne un rythme relativement lent épousant celui du personnage. Rythme qui impose une direction d’acteur appropriée étant donné les contraintes du milieu fermé. La gestion des comédiens dans cette séquence me semble très bessonienne. Choisir c’est déjà diriger ; c’est le cas avec le choix du comédien principal vierge de toute image préétablie .

Il ne reproduit pas un répertoire. Dans la conception de Bresson, les interprètes ne doivent pas jouer, mais simplement agir, il préfère parler de “modèles” à même de donner la simplicité et la justesse requises par le texte et l’action. Les critiques évoquent souvent le “minimalisme” de l’art de Bresson, qui utilise au maximum chaque visage, chaque objet pour qu’ils offrent tout d’eux-mêmes.

Toute cette première séquence me semble nourrie de cet esprit. Au cinéma, on ne joue pas, ou peu, et que la vérité du corps est toujours préférable à la simulation. Des éléments qui ont généré au fur et à mesure une   démarche spécifique.

Le conflit est le moteur de la dramaturgie. Celle-ci nous apprend que la vie nous offre deux types de de conflit : statique et dynamique. La façon de vive le conflit, la manière de le gérer contribue à caractériser le personnage. Ahmed passe d’un conflit dynamique (la séquence 1 : trouver de l’argent pour aller à son rendez-vous ; séquence 2 : gérer l’arrivée de Houda dans l’appartement de Nordine).

La dernière séquence, le troisième acte dans la tradition américaine nous révèle par contre un autre Ahmed notamment lors de la scène du viol se contentant d’une posture voyeuriste. Il y a bien conflit, puisqu’il souffre mais ne réagit pas ; une gestion statique du conflit.

C’est la principale caractéristique de la dernière séquence qui du coup apparaît moins dynamique que les précédentes. Un récit ne peut se contenter d’accumuler les conflits statiques ; ce sont les conflits dynamiques qui font avancer l’histoire


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