?La salle de cinéma, un souvenir

Mohammed Bakrim

Les salles de cinéma relèvent d’abord d’une politique, d’une politique de la ville. C’est une composante du schéma urbain ; un élément incontournable de la culture moderne.

Un paradoxe en cache un autre. On en prend un au hasard, il est relatif au cinéma. D’un côté, un engouement qui fait de plus en plus plaisir pour le cinéma : chaque ville souhaite organiser ses rencontres de cinéma y compris les contrées les plus reculées ou les moins médiatiques ; de l’autre, les salles de cinéma deviennent un décor de plus en plus rare. A Safi, comme à Oujda, comme à Agadir…la fête du cinéma souffre de l’absence d’un lieu dédié au cinéma. Plusieurs salles ont fermé, et avec la pandémie cela risque de s’empirer. Aux USA, un tiers des salles de cinéma ont repris leurs activités après la levée des restrictions relatives au Covid ! Cela invité à réfléchir.

Au moment où dans de nombreuses villes, de nouvelles équipes sont arrivées au pouvoir local suite aux élections de septembre 2021, il serait opportun de voir quelle place sera accordée à la culture. Les salles de cinéma relèvent d’abord d’une politique, d’une politique de la ville. C’est une composante du schéma urbain ; un élément incontournable de la culture moderne. C’est bien d’avoir des cinéphiles partout, y compris au parlement. Encore faut-il que cela soit une adhésion et non un stratagème pour régler des affaires qui relèvent non pas du cinéma mais d’un mauvais film de série B. En attendant, le drame des salles reste entier. Certes, le phénomène n’est pas nouveau, il se nourrit néanmoins de tendances très complexes.

Les lieux de la cinéphilie ne sont plus là où ils étaient. Il y a indéniablement un déplacement de la salle de cinéma, lieu mythique par excellence, celui qui a nourri les fantasmes de générations entières de cinéphiles, vers d’autres lieux plus intimes mais moins sacralisés par le rituel qui préside à la réception d’un film sur grand écran.

La consommation du cinéma est davantage tributaire de la sphère privée : les nouvelles générations de cinéphiles se recrutent principalement du côté du public de YouTube et autres plateformes. Pour les générations aînées, la découverte du film passait d’abord par cette sortie vers le cinéma, vers une salle, un lieu autre que celui de la quotidienneté.

Toute une appréciation du film et du cinéma naît de ce mouvement vers…, de cet acte conscient et volontaire qui consiste à programmer la vision d’un film avec tout ce que cela connote comme symbolique.

Notamment au niveau du rapport à la ville et au loisir. Aller voir un film étant vécu comme un moment spécifique dans la gestion du temps et de l’espace.

Avec le tsunami visuel qui envahit notre environnement et la fragmentation de l’espace de réception des images, notamment au niveau de la réception domestique, on découvre le film avant même de connaître le cinéma ; on “consomme” des images, y compris celles véhiculant de la fiction sans besoin de sortir de la sphère du vécu quotidien.

Dans le parcours d’un jeune, le cinéma c’est d’abord un film sur écran personnel (téléphone, ordinateur, tablette…) ; un film à portée de main ; à portée d’un clic. Ce n’est que rarement, et au gré des circonstances (un film Marvel, par exemple) que le cinéma en tant que dispositif de réception spécifique entre en ligne.

Cela ne va pas sans grandes conséquences dans la nature du rapport aux films, au rituel cinématographique. Jadis, cela relevait d’un geste culturel qui faisait de la salle de cinéma un lieu qui ne manquait pas de sacralité.

Dès que les lumières s’éteignent, la salle entrait dans une communion tendue vers l’écran. Le cinéma était un temple où régnait une discipline, des codes non écrits organisaient ce rapport à l’image. Ce n’est plus le cas : on regarde un film au cinéma, sur grand écran en “important” des conduites et des comportements forgés par la culture de la réception domestique.

L’ambiance ne confine plus au sacré, mais rappelle l’univers de la famille réunie autour du poste de télévision. On parle à son voisin ; on n’hésite pas à lancer des commentaires à voix haute. Et puis le film est pris vraiment dans un large circuit de consommation : c’est un plaisir ludique qu’on s’offre aux côtés de toute une panoplie de produits de consommation.

En Amérique, les salles de cinéma marchent aussi grâce au pop-corn. Apparemment, c’est un formidable produit qui dope l’industrie du cinéma. Et le phénomène s’internationalise, avec ces fameuses salles multi-écrans qui “vendent” de la projection cinématographique quasiment à l’étalage puisqu’on vient voir un film comme on va au centre commercial.

C’est le même processus, il s’agit d’une stratégie de captation identique : séduire d’abord le client. Et cela consiste entre autres à diversifier l’offre : plusieurs écrans qui proposent différents films voire différents spectacles : on peut venir en famille au même complexe cinématographique sans être forcé de voir le même film. Mais ce n’est pas tout : on peut faire aussi son shopping : chocolat, glace, pizza, pop-corn et autres gadgets.

Eventuellement en rapport avec le produit film. On sait aujourd’hui que les grandes productions cinématographiques américaines génèrent toute une industrie parallèle qui englobe désormais des produits dérivés du film. On peut y voir une riposte appropriée à la concurrence terrible menée par la réception électronique des images et qui vide les salles traditionnelles de leur public de fidèles.

Un cinéphile aujourd’hui est largement servi à domicile. Les nostalgiques de la salle de cinéma d’antan doivent se faire une raison, le pop-corn est l’issue de secours pour maintenir le cinéma sur grand écran. C’est une réadaptation du plaisir.


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