Ciné-club : Frederick Wiseman .. le maître du documentaire contemporain

AZULPRESS - Mohammed Bakrim

« Je cherche à élucider le chaos de l’existence humaine quotidienne »

F.Wiseman

La Quinzaine des réalisateurs a rendu lors de la dernière édition du festival de Cannes un vibrant hommage au documentariste Frederick Wiseman en lui décernant son prestigieux trophée, « Le Carrosse d’or ». Une remarquable leçon de cinéma a été animée à cette occasion par celui qui est considéré comme le plus grand cinéaste américain aujourd’hui et comme le maître incontesté du documentaire contemporain. « Il est difficile de faire des films documentaires en ces temps de Covid parce qu’il est impossible de ne pas montrer des gens portant des masques. Je trouve cela dérangeant car cela tue toutes les expressions du visage » a-t-il notamment précisé d’emblée, soulignant d’une manière implicite ce qui est au cœur de son travail de documentariste, à savoir la condition humaine dans son expression authentique, loin de tout artifice, qu’il émane de la situation ou du dispositif.

Toujours actif à plus de 90 ans, il vient de montrer à Cannes son nouveau film, Monrovia-Indiana ; pratiquement une moyenne d’un film par an. City Hall, sorti en 2020, a rencontré un grand succès public et critique, faisant la Une et la couverture des grands médias spécialisés.

Et pourtant, cet ancien enseignant de droit n’est venu au cinéma que tardivement, à l’âge de 37 ans. Né en 1930 à Boston (la mairie de la ville sera le sujet de son film City Hall), il a eu une enfance marquée à la fois par ses origines juives (il a souffert de marques d’antisémitisme mais il n’en fera pas commerce) et par l’influence de sa mère. Il fera des études de droit ce qui lui permettra d’éviter d’être appelé sous le drapeau.

Pour prolonger cette « permission », il part en France et  s’inscrit d à la Sorbonne et séjourne vingt et un mois à Paris avec sa femme. La capitale de la cinéphilie mondiale lui permettra de de développer sa culture cinématographique. Il fréquente beaucoup salles de cinéma et théâtres. De retour aux États-Unis, il enseigne ou fait de la recherche de 1959 à 1964 aux universités de Boston, Harvard et Brandeis. En 1966, au poste de trésorier, il fonde avec son ami Donald Alan Schon, qui en sera directeur, l’OSTI (Organisation for Social and Technical Innovation), un cabinet de conseil juridique proche du militantisme associatif, dont l’activité de recherches dans le domaine des transformations sociales et institutionnelles – et de production et financement de certains de ses films – se prolongera jusqu’en 1973. Son premier rapport au cinéma va consister à acheter  en 1960, pour cinq cents dollars, les droits de The Cool World, un roman de Warren Miller sur la vie quotidienne des enfants perdus sans collier de Harlem, avec l’idée d’en faire un film. Il finit par en confier la réalisation à Shirley Clarke pour se contenter de le produire. Première expérience édifiante, il en tire la décision de désormais tourner, produire et monter lui-même ses films.

Et c’est donc à l’âge de 37 ans qu’il réalise en 1967 son premier film Titicut follies. Le film ne sera visible  qu’en 1991 ; il sera en effet interdit par l’Etat, le Massachusetts où il avait été tourné. Il dénonce en effet les conditions qui sévissent dans un asile psychiatrique qui sont plutôt celles d’une prison. Le film est très dur et instaure déjà ce qui sera la démarche Wiseman : refus de l’intervention du réalisateur, pas de commentaire ou voix off ni d’entretien. Une manière de filmer qui fera date. Frederick va exercer une grande influence sur le cinéma contemporain aussi bien fiction que documentaire. Je rappelle  ce sens deux exemples majeurs :  Stanley Kubrick qui dit devoir beaucoup au film de Wiseman, Basic training (1971) pour réaliser la première partie de son film Full metal jacket (1987) ou encore Milos Forman qui dit être inspiré par Titicut follies pour son film Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975). En outre tout le renouveau du documentaire chinois indépendant et sa figure de proue Wang Bing, se réfère d’une manière ou d’une autre à l’œuvre de Wiseman

Voici comment le cinéaste cambodgien Rithy Panh raconte une rencontre avec. Frederick Wiseman :

« J’ai passé une journée avec lui ; il a déjà fait vingt films au bout d’une heure. Dès qu’il voit quelque chose, il est touché, bouleversé. Il veut mettre une caméra, ici ou là, on ne peut pas l’arrêter ! Il a installé une table de montage chez lui à Boston et monte en robe de chambre. Nous sommes allés dans un grand centre commercial au Canada, où la nuit, le jour, la mer et la plage ont été artificiellement recréés. Wiseman courait dans tous les sens, il était comme fou. Par la suite, il a réalisé The Store, et ça ne m’étonnerait pas que l’idée lui soit venue de ce voyage au Canada… Il est infatigable ! Il marche, toujours en quête d’une situation à scénariser. »


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